La CFDT recentre son action sur le contenu du travail, notamment parce que les travailleurs sont éloignés des décisions qui les concernent.

Isabelle Mercier. Nous revenons aux fondamentaux du syndicalisme qui est de porter la voix des travailleurs, quel que soit leur statut, et portons un regard large sur le travail dans la société. La confédération, le « réseau travail » confédéré et des groupes militants ont élaboré un document qui s’intitule « Le travail que nous voulons »[1] pour les adhérents. C’est une référence dans les bouleversements en cours, sur la qualité et le sens, le pouvoir d’agir, la participation, le management, la justesse des organisations, la santé, l’articulation avec la vie personnelle, les facteurs d’égalité, etc. Tous les acteurs de l’entreprise (ou administration, service public, association), qu’ils soient à la production, dans une fonction d’expertise ou support, sur le management de projet ou hiérarchique, etc., ont un rôle à jouer pour permettre un travail de qualité. Le nouveau baromètre CFDT indique en effet que 65 % des travailleurs sont fiers de leur travail mais pas des conditions dans lesquelles ils le réalisent : 60 % les trouvent mentalement éprouvantes, 30 % ne peuvent pas parler à leur hiérarchie et 20 % se sentent discriminés ; priorité donc à la prévention de la pénibilité et la qualité du travail[2].

Notre plan d’action se décline en trois axes : comment la CFDT agit-t-elle avec les travailleurs (la proximité, l’élaboration d’une vision partagée) ? ; comment parle-t-on du travail entre nous, dans nos propres structures ? ; comment on influence-t-on l’espace public et politique (malgré le sous-emploi et le retour du chômage) ? Le dispositif des « places du travail »[3] a pour objectif de partager des expertises là où il y a des transformations (écologique, numérique, démographique, mais aussi managériale comme le dialogue professionnel). Le symbole est important : les places, ce sont les lieux centraux où l’on se rencontre pour échanger.

Quelle est la lecture CFDT de la place et du rôle des cadres dans ce paysage organisationnel ?

I.M. Les managers sont en première ligne car soumis à des injonctions contradictoires d’animer le travail sans parfois en avoir les moyens. Les cadres veulent du temps pour écouter les autres travailleurs plutôt que de le passer à justifier l’activité par des indicateurs. Ce n’est pas étonnant qu’ils soient les plus exposés aux risques psycho-sociaux. Les travailleurs ont pourtant prouvé en 2020 durant la crise sanitaire que la confiance et les marges de manœuvres permettent à une économie de s’adapter efficacement.

Le statut cadre revêt des spécificités a priori : une grande autonomie, des responsabilités fortes, une organisation du travail flexible (forfait-jours…). Pourtant, on note que les cadres sont plus nombreux que les autres catégories professionnelles à attendre davantage d’autonomie (19 % d’entre eux contre seulement 11 % chez les employés et les ouvriers). Ils sont également plus nombreux à souhaiter participer davantage aux décisions (19 % contre 8 % chez les employés et 11 % chez les ouvriers) et à attendre des missions plus intéressantes. Ils veulent enfin moins de stress au travail (29 % contre 19 % chez les professions intermédiaires). Alors que ce sont les travailleurs qui disposent en principe de moyens, ce sont ceux qui en demandent davantage. Alors que ce sont ceux qui sont les plus à même de participer aux décisions, ils estiment ne pas être suffisamment investis dans les stratégies… Ces résultats sont révélateurs d’une forme de malaise croissant que la CFDT pointe depuis plusieurs années (bullshit management, conflit de valeurs, surcharge de travail…). Les managers manquent de formation et d’accompagnement. Ainsi, ce qui est vrai pour les employés l’est tout autant pour les experts et les managers[4].

Comment les adhérents peuvent-ils se saisir de cette dynamique syndicale pour répondre au malaise quotidien dans leur milieu professionnel ?

I.M. La CFDT, c’est un syndicalisme de proximité, donc d’adhérents. La section peut incarner la parole des travailleurs. Elle peut planifier des temps pour aller à leur rencontre, pour échanger sur la vision CFDT du travail (il y a des outils, affiches, jeux à la disposition des syndicats) par des enquêtes, des échanges informels et des rencontres organisées. Ces temps fonctionnent, que l’on soit chez un prestataire du numérique, dans l’industrie, un service de la protection de l’enfance ou une collectivité territoriale, etc., car ce qui compte, c’est l’écoute. Cela nourrit le revendicatif de section et aide les élus et les militants. Il s’agit de débattre des transformations des organisations : mise en place des systèmes numériques et d’intelligence artificielle, de reporting financier, impacts sur la transition écologique, etc., par rapport à chaque travailleur dont l’aspiration et l’énergie diffèrent selon sa situation.

A partir de là, il faut revendiquer du dialogue social et professionnel sur le sujet du travail. Il faut que les instances représentatives soient des réels espaces dans lesquels on parle « travail » et ressenti des travailleurs. Au-delà des instances, il faut faire du bruit sur le travail tel qu’il est vécu et revendiqué, sur les réseaux sociaux, dans la presse confédérale, etc. Il faut montrer aux salariés et agents publics qu’adhérer à la CFDT, c’est participer à une vision partagée et collective de l’activité. C’est essentiel car les conditions d’emploi sont de plus en plus individualisées : on retrouve du pouvoir d’agir en partageant collectivement plutôt qu’en s’adaptant chacun à son niveau ; il faut du diagnostic partagé : la section offre un espace quasi sans limites pour discuter. Il y a de la place pour créer des collectifs pour parler travail, car les travailleurs sont demandeurs.

Enfin, il faut aider les syndicats qui le souhaitent dans ces démarches, solliciter les référents ARC (accompagnement-ressources-conseil), aider les militants eux-mêmes car nous savons qu’ils sont souvent débordés et trop sollicités. Sans doute devons-nous imposer notre territoire d’action pour ne pas nous laisser enfermer dans des rôles institutionnels alors que les collectifs extérieurs au monde syndical fonctionnent bien s’ils collent à la réalité quotidienne des travailleurs et de leurs aspirations. Redonner de la place au travail, c’est aussi bousculer nos habitudes syndicales.

Propos recueillis par Laurent Tertrais

[1]-www.cfdt.fr/sinformer/toutes-les-actualites-par-dossiers-thematiques/le-travail-que-nous-voulons-les-revendications-de-la-cfdt-pour-faire-vivre-la-democratie-au-travail [2]-www.cfdt.fr/sinformer/toutes-les-actualites-par-dossiers-thematiques/letat-du-travail-barometre-cfdt-2025 [3]-www.syndicalismehebdo.fr/article/la-cfdt-lance-ses-places-du-travail [4]-Cf. « L’état du travail - baromètre CFDT 2025 », op. cit.