Ce livre part d’un constat simple : les ingénieurs ont tenu un rôle particulier dans la libération des 1400 milliards de tonnes de CO2 dans l’atmosphère imputables aux activités humaines. Dans la perspective d’une « responsabilité sociale de l’ingénieur », notion clé à l’École des Mines où plane encore l’ombre de Henri Fayol, les élèves ingénieurs prennent en compte ce passé, l’assument, et s’interrogent sur leur contribution à la transition environnementale.

L’auteur de L'Administration industrielle et générale (1916) insistait beaucoup sur la décision et les modalités du commandement, dans une approche responsable, certes, mais verticale et cloisonnée. L’approche des jeunes ingénieurs d’aujourd’hui est bien différente : horizontale, se ressourçant à des savoirs extérieurs qui peuvent bousculer leurs propres représentations. Là où l’ingénieur rêvé par Fayol était l’homme du contrôle et du savoir, celui d’aujourd’hui se définirait davantage par une attention à ce qu’il ne sait pas.

Cette attention se donne d’abord à voir, ici, au plan intellectuel. La réflexion a pris la forme d’un séminaire, et les intervenants convoqués représentent un vaste panel de spécialités et de perspectives sur les transformations en cours. On y croise Gaël Giraud, dont les lecteurs de Cadres CFDT ont pu apprécier un article dans le dernier numéro, mais aussi le spécialiste des forêts Alain Karsenty, la consultante Hélène Le Teno, spécialisée dans la transition énergétique, le président de la Fondation Nicolas Hulot, Alain Grandjean, l’ancien patron d’Essilor devenu spécialiste de l’économie circulaire, Xavier Fontanet, ou le professeur d’écologie Luc Abbadie (Sorbonne Université), spécialiste des cycles du carbone et de l’azote qui travaille également sur l’ingénierie écologique et l’écologie urbaine. Des disciplines émergentes sont représentées, comme l’écologie industrielle, avec Suren Erkman : ce professeur à l’université de Lausanne est l’un des fondateurs de cette approche qui s’inspire du fonctionnement des écosystèmes naturels pour optimiser la gestion des ressources à l’échelle industrielle. Des innovations radicales, comme l’Internet des objets qui est en train de révolutionner la logistique, sont présentées par leurs concepteurs (ici Éric Ballot). Certains des étudiants qui ont conçu le séminaire sont eux-mêmes des valeurs montantes : ainsi Romain Besseau, spécialiste de l’analyse de cycle de vie, un paradigme voué à prendre une place de plus en plus centrale dans l’industrie et le BTP.

Bref, c’est un monde industriel et des approches d’ingénierie en pleine transformation qui se donnent à voir dans cet ouvrage. Un chapitre, par exemple, est consacré à la biodiversité dans un site industriel, un autre à l’économie de fonctionnalité, un autre encore aux services écosystémiques. Si les intervenants sont largement issus du monde académique, une version plus large de la société civile a voix au chapitre, par exemple dans la modélisation participative du transport urbain de marchandises. Les élèves ingénieurs n’oublient pas le concret, en interrogeant la criticité des matériaux utilisés dans les systèmes d’énergies renouvelables, en s’intéressant aux modèles de cimenteries zéro émission, ou en posant avec méthode des questions comme : vaut-il mieux se faire livrer ou aller faire ses courses ? L’ingénierie, enfin, est une compétence qui se déploie aujourd’hui dans les services : les nouveaux modèles d’assurances paramétriques comme réponse au risque climatique (Christel Castet, AXA), la comptabilité écologique.

Ce livre peut ainsi être lu comme une promenade, rapide mais instructive, dans les transformations qui travaillent aujourd’hui notre modèle industriel et économique. Mais ce qui nous retient ici, il faut y revenir, c’est la perspective donnée au métier d’ingénieur, qui est au croisement de toutes ces transformations. C’est important, car les représentations courantes rabattent l’innovation sur deux figures voisines : le startuper d’un côté, le chercheur de l’autre. C’est faire bon ménage de tout ce qui se joue dans les nombreux métiers et positions reliés par une formation ou des pratiques reliées à l’ingénierie. On pointera ici, en particulier, l’équilibre particulier entre une spécialisation assumée et une position maintenue de généraliste, nourri par des disciplines diverses et soutenu par une curiosité qui reste au fondement de cette identité professionnelle.

Armand Hatchuel, professeur de gestion à l’École des Mines et l’un des principaux promoteurs de la notion d’ « entreprise à mission », lie ainsi de près les compétences spécifiques des ingénieurs et la responsabilité particulière qui peut être la leur dans les transitions environnementales. Il identifie trois fonctions spécifiques qui s’articulent étroitement. La fonction critique découle directement de l’esprit scientifique qui a favorisé la naissance des ingénieurs au siècle des Lumières. C’est la nécessaire critique des positions et des pratiques qui manquent de justifications solides. Mais s’il était cantonné à la seule critique, le travail de l’ingénieur serait vite stérile et peu acceptable : une deuxième fonction, créatrice, marque une profession qui « entre dans l’histoire par l’exploit, par des réalisations qui surprennent, par la réalisation de ce que l’on croyait impossible ». Même si tous les ingénieurs ne sont pas des inventeurs, des concepteurs ou des créateurs, « la légitimité générale de leur profession est indissociable de la production de nouveaux concepts techniques ou organisationnels qui marquent l’avancée de la civilisation ou celle de nouvelles sciences ». L’activité des ingénieurs, précise Hatchuel, est donc indissociable d’une vision ouverte et générative de l’avenir. « On attend des ingénieurs qu’ils conçoivent au moins en partie les mondes que nous souhaitons. » La fonction sociale, enfin, découle logiquement des deux précédentes, car l’activité critique et créatrice ne peut s’exercer que dans des conditions sociales particulières. « La recherche des progrès exige l’échange précis, des mesures justes, la coopération de disciplines différentes, et la solidarité nécessaire aux projets. » Les ingénieurs, conclut Hatchuel, sont donc toujours à la recherche des sociabilités nouvelles nécessaires à leur activité. D’autant plus précieuses, pourrions-nous conclure à notre tour, sont les interfaces qui permettent entre cette identité professionnelle et les mouvements ou organisations de la société civile.