L’UCC a entamé depuis deux ans une réflexion sur les instruments de gestion. Un groupe de travail rassemble chercheurs en sciences sociales et praticiens, une session de formation a rassemblé une quinzaine de militants concernés par ces questions à l’Institut des Sciences sociales du Travail de l’Université Paris I, cette question va être débattue dans un des ateliers qui auront lieu pendant le congrès d’octobre 1997.

Les prises de décision « à la calculette », à juste titre dénoncées par les syndicalistes et l’opinion publique, et le fait que les cours des actions des entreprises montent quand elles annoncent des licenciements massifs permettent de faire un triste constat : les instruments de gestion actuels jouent contre l’emploi, considérant le travail comme un coût et non comme une ressource.

Ce que mesurent comptabilité, ratios de rentabilité, contrôle de gestion ne restituent qu'une partie de ce qui se passe dans l’entreprise. Ils ne reflètent qu'une image partielle, essentiellement financière, faisant abstraction de l'activité, des processus de travail et du contenu de celui-ci. Les décisions stratégiques se prennent sur des critères beaucoup plus qualitatifs (ce qui ne veut pas nécessairement dire arbitraires). Ni les directions d’établissements, ni les cadres du siège qui n’appartiennent pas à l’état-major restreint ne participent à la prise de décision stratégique qui est fréquemment le fait du prince, les instruments de gestion servant souvent à justifier a posteriori la décision, plutôt que d’outils permettant de l’envisager. Or, la mesure de la performance économique nécessite des instruments fiables.

Au quotidien, les indicateurs sont censés mesurer la bonne marche des unités et évaluer leur apport à l’ensemble. On constate qu’ils ne sont pas toujours cohérents avec les choix faits à une échelle plus vaste. Entre la stratégie et les plans d'action opérationnels qui conditionnent la réalité quotidienne du travail, il existe souvent un fossé.

Les instruments de gestion ne peuvent pas être les mêmes au niveau du conseil d’administration (et du comité central d’entreprise) et au niveau de l’atelier. Dans un cas la vision devra prendre du recul sans pour autant s’enfermer dans une globalité réductrice, de l’autre, sur le terrain, l’ingénieur responsable comme l’opérateur de base doivent pouvoir disposer d’indicateurs pertinents sur les conséquences de leur action quotidienne : ce n’est pas la cote de l’action de la holding de tête à Wall Street ou au Palais Brongniart qui est ici signifiant, ni seulement le ratio production sur nombre d’emplois ou même production vendable par heure de travail, mais plutôt le taux de rebut, le nombre de plaintes clients enregistré dans les agences commerciales sur les produits du site, le délai de livraison et beaucoup d’autres choses parmi lesquelles il faudra faire des choix, pour disposer d’une batterie d’indicateurs réalistes et pertinents. L’amour du travail bien fait et la satisfaction de savoir à quoi sert ce que l’on fait sont suffisamment répandus dans la population active pour qu’il y ait une réelle demande des salariés sur ces questions, même si cette demande reste aujourd’hui bien souvent implicite, parce que l’on raconte depuis longtemps aux salariés que la gestion est quelque chose de très savant, de très mystérieux et surtout quelque chose qui ne les regarde pas.

Ce qui se passe dans l’entreprise, et la façon de le mesurer, regarde pourtant directement les salariés, car cela détermine leur salaire, leur emploi, leur avenir.

La compétitivité à long terme, c’est la qualité, la suppression des dysfonctionnements, la meilleure utilisation des équipements. Il faut sortir d’un pilotage par les coûts (les critères de gestion actuels découlent du contrôle de gestion classique (coût, efficience) alors même qu’il y a une crise de ces concepts), sortir de la logique unique d’analyse du compte de résultats, du contrôle de gestion exclusivement comptable et financier, pour entrer dans une démarche plus active, dynamique, impliquante, mettant en avant l'activité, le travail.

Des instruments différents aux divers étages de l’entreprise, donc, mais sans rupture entre les niveaux. Une entreprise efficace doit connaître une cohérence entre les objectifs stratégiques à moyen terme et les instruments de gestion à la base au quotidien, alors qu’aujourd’hui, dans de nombreux groupes, il n’y a pratiquement plus d’intermédiaires entre la technocratie et le terrain. Il appartient aux équipes syndicales et singulièrement aux cadres syndiqués de vérifier cette cohérence, car l’absence de pertinence mène à la mort de l’entreprise et donc à celle de l’emploi. Les acteurs de terrain doivent se reconnaître dans des indicateurs de performance de leur activité et disposer des moyens d'action correspondants.

Les instruments financiers réduisent le monde au trimestre en cours, les instruments de gestion fordo-tayloriens sont inadaptés aux réalités de la société de l’information, face à ce constat, les syndicalistes peuvent adopter différentes attitudes :

  • nous n’avons pas à faire le boulot du patron, dira le premier. Les syndicats doivent laisser les directions se débrouiller avec leurs instruments de gestion dépassés, ce sont eux les responsables. La critique de la gestion est déjà de la gestion, cela ne nous regarde pas,
  • nous devons obliger les gestionnaires à tenir compte des hommes de l’entreprise, dira le deuxième. Les instruments de gestion utilisés tuent l’emploi et en plus ils ne sont pas pertinents. Il faut en exiger d’autres, qui montreront qu’une gestion tenant compte des hommes est bonne pour l’entreprise. Il peut y avoir des finalités communes aux hommes dans l’entreprise, à l’entreprise, à la société. Les instruments de gestion doivent le mettre en relief,
  • les entreprises se débarrassent sur la société de coûts qu’elles génèrent, comme la pollution, le chômage, l’exclusion, ajoute le troisième. Il faut construire des instruments de gestion qui permettent de mesurer ces coûts externes et de les réintégrer dans l’entreprise.

Ainsi, si on considère que la réaction du premier relève d’une conception dépassée de la confrontation sociale, on doit se battre sur deux fronts : le front interne des instruments de gestion qui considèrent l’emploi comme le principal des coûts et non comme la source de valeur et prennent mécaniquement des décisions de licenciement à la place des décideurs ; le front des externalités. Sur ce dernier, il faut poser la question de l'application du principe pollueur payeur en matière sociale : alors qu’aujourd’hui les décisions individuelles des entreprises ne leur reviennent que sous forme mutualisée (les suppressions d’emplois conduisent à l’augmentation des prélèvements obligatoires), on pourrait tenter de mesurer les conséquences de leurs comportements et les leur imputer (comme les cotisations payées au titre des accidents du travail dépendent des résultats de l’entreprise en ce domaine). Il s’agirait d’un premier pas pour inciter financièrement les dirigeants à intégrer dans leurs choix de gestion la sécurité, la santé, le respect de l’environnement, l’emploi, la solidarité.

Notre objectif est de proposer aux équipes syndicales une méthode et une démarche leur permettant d’avoir un regard critique sur les instruments de gestion utilisés actuellement, d’intervenir au-delà de l’analyse comptable et financière nécessaire mais insuffisante car trop réductrice. Face aux calculs sommaires de la productivité apparente du travail et aux invocations rituelles de la compétitivité, nous devons mettre en forme des outils permettant de mesurer l’efficacité des projets, la valeur du travail, la performance des processus. Nous avons besoin d’indicateurs de mesure de l’efficacité économique, de l’efficacité sociale, de la cohérence entre les enjeux stratégiques et leurs déclinaisons opérationnelles. Nos objectifs doivent être lisibles, cohérents compréhensibles par tous et déboucher sur des moyens d’action opérationnels :

  • faire une check-list utilisable par les équipes syndicales en cas de suppressions programmées d’emplois ou d’introduction de nouvelles technologies, ou pour appuyer des changements favorables à l’emploi,
  • proposer des outils pédagogiques permettant de mesurer l’efficacité sociale,
  • publier des indicateurs qui mesurent autre chose que ceux utilisés par la direction des entreprises.

Ce numéro n’est qu’un début, la réflexion continue. Nous souhaitons dans la prochaine étape intégrer les spécificités du service public, des administrations et du secteur non lucratif, car même si la notion de rentabilité n’a pas de sens dans certains domaines, la notion d’efficacité, qui ne saurait se réduire à son côté économique, en a un. Nous comptons aussi poursuivre le dialogue et le débat au niveau international.