Pour dire les choses clairement, Pierre Cahuc et André Zylberberg partent du postulat qu’entre l’Etat et le marché il n’y a rien. Or c’est précisément cette vision bipolaire qui a sclérosé le système de formation professionnelle engendré par la loi de 1971 dont les prémices relevaient d’une « troisième voie » (la démocratie sociale) fondée sur la responsabilisation des partenaires sociaux et la réduction des prérogatives de l’Etat. Ces deux conditions n’ont pas pu être réunies sur cette question de la formation comme sur bien d’autres (modernisation économique, mutations du travail, régulation du marché de l’emploi, etc.).

Par ailleurs, en prenant le parti d’isoler la formation des adultes par rapport à la formation professionnelle initiale scolaire et post-scolaire (enseignement professionnel scolaire, apprentissage et alternance sous contrat de travail), les auteurs, dans une posture « classique », se sont interdits de soulever la question essentielle de la répartition des ressources entre les deux univers. Cette dimension est une question centrale : les différentes formes d’enseignement professionnel avant 25 ans représentent un budget annuel d’environ 13,5 milliards d’euros, l’effort de formation qualifiante après 30 ans se monte à environ 600 millions d’euros.

Il faut donc, si on veut éviter un débat stérile, à la fois rectifier les contre-vérités de cette étude et revenir au débat de fond qui peut se résumer à une question centrale : comment la société française peut-elle sortir par le haut du système de financement de la formation professionnelle, essentiellement assis sur les prélèvements obligatoires (1,6 % + programmes et dispositifs financés sur les fonds publics) et dont les vertus échappent au sens commun ? Les auteurs ne répondent pas vraiment à cette question. D’une part ils mettent l’accent sur des options marginales ou convenues (suppression du DIF, développement de subventions ciblées, une énième réorganisation du service public de l’emploi). D’autre part ils préconisent un nouvel équilibre entre les programmes financés par l’impôt dédiés aux moins qualifiés (salariés et/ou chômeurs ?) et le marché en ignorant superbement le contexte économico-politique et en passant à la trappe, excusez du peu, les partenaires sociaux et les Conseils régionaux qui détiennent, aujourd’hui, l’essentiel des leviers du système.

Approximations, occultations et contresens

Les auteurs insistent sur les travers et les défaillances de la mise en œuvre de la loi de 1971 par les partenaires sociaux. Rappelons que cette loi les responsabilisait dans le champ de la formation des salariés, des chômeurs et des jeunes mais qu’elle impliquait un long travail de réappropriation d’un terrain occupé par l’Etat notamment depuis l’après-guerre, ne serait-ce que par le poids de l’Education nationale et de l’AFPA. Mais même dans les années 1970 et 1980, l’Etat multipliera les interventions notamment en ouvrant le chantier de la décentralisation. Autant d’initiatives qui conforteront une certaine atonie des partenaires sociaux dans un contexte de crise économique peu favorable à la dynamisation de la négociation collective.

Faute de cadre historique, les auteurs accumulent dans leur texte de nombreuses erreurs. Par exemple, ils ne s’interrogent guère sur les raisons de l’empêtrement des partenaires sociaux dans les multiples instances de la formation et dont l’origine est autant réglementaire que liée aux faiblesses du syndicalisme. Pour le dire simplement le système français est une ébauche de gestion paritaire de la FPC et relève plus d’une logique administrée dans laquelle les partenaires sociaux sont plus otages ou spectateurs qu’acteurs responsables. L’obligation légale symbolise en quelque sorte la mise sous tutelle du dialogue social sans que cela ne serve clairement l’économie ou les politiques sociales puisque les TPE/PME et les salariés les moins qualifiés sont les moins bien servis du système… De même l’analyse du champ de prérogatives de l’Unedic, pourtant au cœur de la question de l’employabilité des moins qualifiés, est insuffisante même si à un détour de phrase on peut lire que « le financement de la formation professionnelle continue doit s’insérer dans le dispositif d’assurance chômage » (p. 61 de l’étude).

Ces approximations découlent de la conception classique des auteurs pour lesquels les opérateurs du système de formation se partagent entre l’école (pour les jeunes) et des organismes privés (pour les adultes). Position classique qui a justement eu comme effet une marginalisation de la formation professionnelle continue (réduite à un gigantesque système de stages accueillant 15 millions de personnes par an) et la mise hors jeu du dialogue social dans la conception et le pilotage de la formation professionnelle comme outil d’insertion, d’évolution et de promotion dans le travail, ce qui suppose de l’ingénierie, des fonctions d’orientation et de certification, de la recherche appliquée, etc.

Les auteurs développent également une approche « simplificatrice » du marché de la formation en pointant le risque d’une distorsion de la concurrence en faveur des opérateurs publics ou parapublics qui seraient les plus gros prestataires et seraient donc favorisés par le poids des financements publics. Des économistes de l’emploi auraient pu avoir une approche plus rigoureuse du marché de la formation, notamment en analysant les causes de l’atomisation tendancielle des prestataires de formation qui vient contredire leur hypothèse d’une « prime » pour les gros opérateurs publics. L’analyse du pseudo marché de la formation (95 % de prélèvements obligatoires !) depuis 30 ans montre que l’émergence des milliers d’opérateurs privés et associatifs (plus de 40 000) qui se sont ajoutés à partir des années 1980 aux 1500 organismes publics, parapublics, associatifs et privés du début des années 1970 (en fallait-il plus ?) sont la conséquence des programmes publics de formation des jeunes et des chômeurs de longue durée mais aussi de la volonté de l’Etat de limiter l’émergence d’appareils de formation de branches au profit d’organismes collecteurs « indépendants ». Cette option a plutôt favorisé la domination des organismes privés à but lucratif (1,4 milliards de chiffre d’affaires sur 8,2 milliards) qui représentent plus de 60 % des achats de formation des entreprises et 24 % des achats d’origine publique. A ces organismes il faut ajouter les 30 000 prestataires dont l’activité de formation est secondaire et dont le chiffre d’affaires est de plus de 5,3 milliards d’euros ! A quoi correspond une telle atomisation du marché ?

Pourquoi favoriser la formation des moins qualifiés ?

Le mérite des auteurs est pourtant de revendiquer deux options, rarement portées de front : l’abandon de l’obligation de financement du système par les entreprises, qui n’a généré que des contre-performances sociales et économiques, et la préconisation d’un effort de formation promotionnelle des moins qualifiés qui sont les lésés du système. Il n’est pas certain qu’ils œuvrent à ce double objectif mais, sur le deuxième point, il faut noter une évolution sensible du point de vue des auteurs. En effet leur étude prolonge et explicite les thèses qu’ils avaient formulées dans un ouvrage antérieur : Le chômage, fatalité ou nécessité (Flammarion, 2004). Les auteurs y avaient donné la formation comme exemple de gabegie : « Les dépenses publiques en formation professionnelle (…) ne constituent, en aucun cas, un remède miracle. Il est certes possible d’améliorer la productivité des travailleurs adultes peu qualifiés ; mais cela coûte très cher et il est généralement plus efficace d’intégrer ces personnes dans l’emploi en réduisant le coût de leur travail. (…) Il apparaît aussi que ce sont les individus les moins qualifiés qui tirent le moins d’avantage des programmes de formation. Comme ces programmes coûtent assez cher, leur rendement net est assez souvent négatif, ce qui signifie qu’il serait sans doute préférable de donner directement les ressources utilisées aux bénéficiaires plutôt que de leur faire suivre des programmes qui n’améliorent pas vraiment leur situation sur le marché du travail, voire les handicapent en les stigmatisant. » Aujourd’hui les auteurs semblent avoir mis de l’eau dans leur vin, mais autant ils développent un argumentaire foisonnant pour justifier l’abandon de l’obligation légale et la liquidation de l’appareil public de formation continue, autant l’argumentaire sur l’intérêt d’un effort de formation à l’égard des moins qualifiés est pauvre, voire inexistant.

La mise en avant de la promotion sociale comme objectif de formation pour les moins qualifiés n’a de sens et de portée que si les évolutions de l’emploi et des qualifications permettent d’ouvrir des espaces promotionnels réels (marchés internes des entreprises), le marché du travail favorise des trajectoires d’emploi verticales (marchés externes), l’effort de formation promotionnelle des salariés les moins qualifiés permet d’insérer les chômeurs et les jeunes en insertion peu qualifiés. Sur ces sujets les auteurs n’apportent aucun éclairage permettant de procéder à une telle réorientation de l’appareil de formation financé sur fonds publics ou fonds paritaires. Et pourtant il ne manque pas d’études prospectives (travaux de la mission prospective des métiers et des qualifications du Conseil d’analyse stratégique) pour souligner les évolutions de l’emploi à venir et les mécanismes promotionnels liés au départ en retraite des générations faiblement scolarisées de l’après-guerre dans un contexte de pénurie de main d’œuvre jeune en Europe. Cette absence de démonstration apparaît comme une faille non négligeable dans l’ambition des auteurs. La suppression de l’obligation légale de financement n’a d’intérêt que si l’alternative proposée est fondée sur le postulat que l’effort promotionnel en direction des moins qualifiés bénéficie à l’économie et permet de concilier performances économiques et développement humain.

Comment réformer ?

S’il faut affirmer la liberté de chaque employeur de définir ses investissements en matière de formation de ses salariés, d’organisation du travail ou de choix technologiques (tous ces éléments sont liés), le monde du travail ne peut pas être dédouané du développement des compétences professionnelles des actifs. Pour celles et ceux qui ont le moins bénéficié de l’investissement éducatif, il n’est pas anormal que l’Etat contribue à une prise en charge conséquente mais partielle de l’organisation de l’accès aux formations promotionnelles ou qualifiantes. Il est aussi souhaitable que les entreprises puissent contribuer financièrement au système organisé de formation professionnelle continue puisqu’elles en tirent bénéfice globalement : la qualification de la main d’œuvre est un atout économique mais elle facilite également le retour à l’emploi des chômeurs et limite le financement des différents systèmes de rémunération des sans emploi.

Mais la question n’est pas que financière : les auteurs sous-estiment la situation de l’appareil de formation d’adultes en France et écrivent comme si une offre de formation potentielle de qualité n’attendait qu’une bonne réforme pour proposer des réponses de formation efficaces. Enfin les conditions juridiques et économiques de prise en charge des salariés en formation sont loin d’être réunies. Toutes ces conditions relèvent d’une implication majeure des partenaires sociaux et des acteurs locaux en substitution des régulations administratives centrales et du simple jeu du marché. Il s’agit donc de trouver le point d’équilibre qui permette d’optimiser les fonds publics et les fonds paritaires autour des moins qualifiés. Cette optimisation repose sur des fonctions permanentes d’intérêt général qui vont de l’orientation professionnelle permanente à la VAE. La mise en place de ces fonctions nécessite un contrôle social fort garantissant la justification des budgets engagés, la qualité des prestations et l’efficacité des résultats sous l’angle des besoins des personnes et des entreprises. C’est pourquoi il est important de donner aux partenaires sociaux une responsabilité forte dans la mise en œuvre de ces démarches dans un cadre de contractualisation avec les pouvoirs régionaux, également comptables de la qualité de l’appareil de formation et du développement économique régional.

Les traditions jacobines et sectorielles ont privilégié le primat des cadres nationaux, la verticalité des problématiques et la fragmentation des opérateurs. Pierre Cahuc et André Zylberberg demeurent enfermés dans ce cadre et ne semblent vouloir y échapper que par le marché. Or des dossiers comme celui de la sécurisation des parcours ne sont jouables que si on réactive le dialogue social en articulant des chantiers trop souvent séparés (orientation professionnelle et mobilités, gestion prévisionnelle des emplois et des compétences et formation professionnelle continue, qualité du travail et cotisations sociales, statut d’emploi et mobilités intersectorielles, validation des acquis de l’expérience et employabilité, etc.). Isoler la question de la formation des adultes les moins qualifiés pour en faire un champ d’intervention de l’Etat-providence est une approche national-sectorielle classique assez obsolète dans une économie traversée par la mondialisation, le développement local, les mutations du travail et les mobilités.

L’intérêt de cette étude ne tient donc pas à la rigueur des analyses mais dans le fait qu’elle illustre la crise de l’analyse du système français de formation professionnelle initiale et continue.