Le titre est manifestement provocateur. Comment imaginer, en effet, que la gestion, cet ensemble de pratiques et de techniques d'administration des organisations dont l'objet est justement de mettre en œuvre, du mieux possible, des ressources en vue d'atteindre des objectifs de production de biens et de services, puisse jouer à l'encontre de l'entreprise ?

Francis Ginsbourger, fort de sa longue et riche expérience de consultant, de chargé de mission « synthèses » de l'ANACT, de promoteur de programmes au ministère de la recherche, développe son argumentation en s'appuyant sur une série foisonnante et impressionnante de cas, d'exemples et d'illustrations ou de rapports d'études peu connus du grand public ou même de lecteurs avertis.

Sa thèse peut se résumer ainsi : la gestion joue contre l'entreprise parce que ses dispositifs tendent à réduire systématiquement le coût du travail, à oublier sa mise en valeur, ce qui, au bout du compte, ne profite ni aux salariés, ni aux actionnaires et provoque des phénomènes d'exclusion sociale qui se reportent et vont peser en définitive sur la société civile.

La première partie de l'ouvrage est destinée à montrer comment, dans le contexte des vingt-cinq dernières années, une spirale d'exclusion s'est mise en place, d'abord dans les grandes entreprises où la dérégulation du marché du travail, l'externalisation sélective du travail le moins qualifié, l'embauche de diplômés surqualifiés ont exposé les salariés de faible qualification à des formes marchandes d'évaluation du travail qui les ont rendus plus vulnérables, parce que moins protégés qu'auparavant ; une spirale d'exclusion et de dévalorisation confortée par des politiques publiques qui, en ne donnant pas un nouvel élan aux négociations de branches, consacrèrent la primauté de l'entreprise et visèrent surtout à alléger les coûts du travail, au détriment de politiques de (re) qualification et de changement de l'organisation du travail. Et de conclure : « Ce qu'on appelle aujourd'hui « exclusion » n'est autre que le produit, dix, vingt ou trente ans après, du désinvestissement social massif dont le travail peu qualifié a fait l'objet » (p. 127).

La seconde partie s'attaque directement aux dispositifs qui sont destinés, dans les entreprises, à évaluer les « performances » des travailleurs. Prenant appui sur des travaux de chercheurs, tels ceux regroupés dans ECOSIP, Francis Ginsbourger considère que cette mesure, continuant de passer par les critères de la productivité, est le reflet d'une forte prégnance héritée du taylorisme, alors que nous sommes entrés dans un autre type d'économie, caractérisé par l'importance des services, de la réactivité et de l'innovation qui exige d'autres critères d'appréciation, en mettant l'accent sur la qualité des relations et des interfaces. La poursuite d'une telle façon d'évaluer, aveugle aux effets qu'elle produit, a pour conséquence, en voulant à tout prix réduire les coûts salariaux, de supprimer des sources de création de valeur qui pourraient être décisives pour la stratégie des entreprises. Elle est donc contre-productive et on ne doit « plus décider selon des critères pré-existants, mais élaborer une méthode afin d'évaluer par soi-même ce que sont les critères pertinents » (p. 161).

Il en résulte des tensions et des contradictions entre ce que préconisent et induisent les standards et la variété des situations rencontrées, ce qui inquiète nombre de dirigeants constatant le décalage croissant entre la manière dont s'obtiennent les performances et l'évaluation dont elles font l'objet.

L'auteur s'interroge finalement sur l'émergence de nouveaux « outils de gestion », mais constate qu'en dépit de leur préconisation dans plusieurs rapports officiels, les réflexions sont d'une faible opérationnalité et qu'il existe peu de réalisations tangibles. Enfin, il souligne, dans un ultime chapitre, le risque de forte désillusion d'une RTT qui ne serait pas accompagnée de dispositifs de politiques du travail, telle que l'organisation de la mobilité interentreprises des salariés, et d'une ouverture du débat social sur les critères de son évaluation économique.

Cet ouvrage aurait pu s'intituler « La gestion contre le travail », car sa problématique est bien d'opposer une gestion économique des activités d'entreprises à la mise en valeur d'une ressource particulière qui met en œuvre toutes les autres : le travail. Sous cet angle, la démonstration est tout à fait convaincante. En revanche, on est moins convaincu lorsqu'il s'agit de passer du travail à l'entreprise, en d'autres termes il est plus difficile de saisir la relation entre l'insuffisance de mise en valeur des ressources humaines et ses effets supposés négatifs pour l'entreprise ; encore faudrait-il définir ce que l'on appelle « entreprise », notion qui a toujours été bien floue et qui le devient encore plus aujourd'hui.

L'ouvrage de Francis Ginsbourger s'inscrit dans un courant sociologique et gestionnaire de remise en cause de l'instrumentation de gestion et il trouvera certainement beaucoup d'échos chez les cadres de plus en plus confrontés à ces situations. Stimulant, il nous montre aussi le chemin à parcourir pour que ces instruments, non seulement regagnent de la pertinence, mais ne gouvernent pas à l'insu des acteurs et s'insèrent dans une démarche d'évaluation collective et contradictoire. Ouvrage à la fois analytique et synthétique, il nous fait vivre au cœur de l'évolution des relations du travail, au cœur des mutations du système socio-productif et des dispositifs de formation professionnelle. On le lit (presque) comme un roman qui nous tient en haleine.