La CFDT entend articuler transitions économiques avec transitions professionnelles et sociales. Comment peser sur des enjeux aussi complexes ?

Marylise Léon. Le modèle de développement actuel est à bout de souffle. La crise financière que nous traversons depuis près de dix ans n’est qu’un symptôme des dérives, dérèglements et mutations beaucoup plus profonds qui aujourd’hui nous imposent ce changement de modèle. Dans ce contexte, la CFDT a l’ambition de peser sur ces changements afin de parvenir à un nouveau mode de développement porteur de progrès social pour tous. Outre l’anticipation, la clé de réussite de cette transition est dans une approche intégrée, permettant à la fois de faire évoluer notre modèle productif, de construire une transition écologique, de favoriser la construction d’une Europe plus sociale et de conquérir de nouveaux droits pour les salariés. Ne nous trompons pas, toutes ces transitions sont déjà en marche et beaucoup d’initiatives et d’actions sont en cours de construction dans les filières professionnelles et les territoires. La CFDT est d’ailleurs déjà présente dans les lieux où se déclinent ces transitions plurielles : écologiques, environnementales, économiques, financières et sociétales.

Quels sont les espaces d’intervention et l’approche défendue par la CFDT ?

M. L. Nous sommes déjà dans plusieurs lieux de dialogue économique, cependant peu connus du grand public. Il s’agit d’une reconnaissance progressive de la légitimité de la CFDT à s’exprimer sur le terrain économique et stratégique. En tant qu’organisation syndicale, parvenir à lier les problématiques sociales, économiques et environnementales dans nos échanges avec les représentants des employeurs est l’aboutissement d’un véritable combat de longue haleine pour démontrer la pertinence et la nécessité d’une approche intégrée. La CFDT est ainsi impliquée dans nombre d’instances stratégiques telles que la Commission nationale des services, les comités stratégiques de filières dédiés ou encore le Conseil national de l’industrie. Ce dernier est, par exemple, un lieu d’échanges pour élaborer et conduire des actions de transformation du tissu productif. Nous sommes également présents dans les comités d’orientation (national et en région) de Bpifrance1, ou encore dans le Comité de suivi des aides publiques aux entreprises et des engagements. Ce dernier, mis en place l’année dernière, est une conquête CFDT majeure en termes d’évaluation. Enfin, la CFDT est présente dans le Comité national de transition écologique, lieu de dialogue en matière de transition écologique et de développement durable. Outre ces lieux à l’échelle nationale, la CFDT est très attachée à leur déclinaison territoriale. Beaucoup reste à faire en la matière. Trop peu de comités régionaux d’orientation de la BPI, instances censées élaborer la doctrine d’investissement de la BPI en région, fonctionnent véritablement. Les logiques de précarré entre État et régions, voire entre services de l’État, peuvent freiner les dynamiques locales, chacun voulant tirer la couverture à soi. Cependant, il est impératif d’articuler dialogue économique, ancrage territorial et vision stratégique.

De quels leviers disposons-nous ? Quels sont les obstacles, les freins et les limites ?

M. L. Aucune transition, quelle qu’elle soit, ne s’improvise. Ainsi, la démarche intégrée que nous défendons doit être en anticipation et ne peut faire l’impasse sur le temps du diagnostic. L’anticipation, c’est d’abord comprendre et écrire l’histoire et le chemin que nous voulons prendre. Par exemple, l’instauration d’un véritable dialogue économique avec l’ensemble des organisations syndicales de salariés et d’employeurs est le fruit d’un travail de long terme. Citons « l’approche de la compétitivité française » publiée en 2011. Le document se veut un constat partagé sur les déterminants de la compétitivité de l’industrie, notamment vis-à-vis de nos partenaires européens. C’est un bon compromis, qui résulte d’un long travail commun entre la CFDT, la CFTC, la CFE-CGC, le Medef, la CGPME et l’UPA, lors de la délibération sociale sur les différents thèmes de la politique industrielle et économique. Ce rapport était sur la table de l’atelier sur le redressement productif de la première Conférence sociale de 2012. Il a conduit au rapport Gallois (le « pacte pour la compétitivité de l’industrie française »). Ce débat a permis une confrontation sur le fond et de faire mûrir les positions des uns et des autres notamment sur la compétitivité hors coût. Cette question du diagnostic et d’un dialogue intégrant la dimension économique s’est également illustrée lors des négociations de branche sur le « pacte de responsabilité ». Les secteurs professionnels qui ont d’abord su poser le débat en ces termes et construire un diagnostic ont pu avoir des négociations pertinentes axées sur l’anticipation et l’élaboration d’une feuille de route stratégique.

Néanmoins, les difficultés ne doivent pas être sous-estimées. Parler d’anticipation, ce n’est pas la même chose que de parler de prévision. Nous sommes plutôt dans l’exercice des possibles. Cette dimension influe assurément sur le processus de décision et suppose une plus grande prise de risque collective, avec des engagements. De même, si l’on prend l’exemple de la transition numérique, cette prise de risque est accentuée par l’ampleur des transformations en cours. Cette transition numérique est un véritable bouleversement de l’organisation économique et sociale et ce dans un nouveau cycle de destruction-création d’emplois : nouvelle relation au temps, à l’espace, entre citoyens, salariés, au sein des collectifs de travail… Si le solde de l’effet du numérique sur l’emploi est incertain, les bouleversements pourraient être rapides et spectaculaires.

L’accompagnement des transitions, c’est ensuite une question de géographie. Où et à quel niveau est-ce pertinent ?

M. L. Nous avons beaucoup évoqué le niveau national avec les filières et branches professionnelles, mais ils ne suffisent pas, loin de là ! Il est impératif d’articuler la vision stratégique avec la construction de solutions concrètes qui permettent d’aller jusqu’à l’entreprise. Plus qu’un périmètre administratif, dans ce cas, le territoire est un bassin d’emploi et de vie pertinent pour les salariés. Localement, territorialement, beaucoup d’initiatives souvent méconnues - y compris par la confédération - sont prises. Si l’on décide de les regarder, elles peuvent nous apprendre beaucoup. En revanche, si elles restent sous le radar, le risque réel est l’épuisement des acteurs qui s’engagent. Aussi avons-nous décidé, dans le cadre du plan de travail confédéral actuel, de privilégier cette articulation entre filières et territoires en capitalisant les expériences, puis en aidant les organisations à construire leurs propres diagnostics territoriaux et leurs propres projets. Si une transition dans un bassin d’emploi ne s’improvise pas, elle ne peut non plus se décréter à un niveau national. C’est bien aux acteurs locaux d’apprendre à traiter des problèmes ensemble dans le cadre de conflits de logique. Il s’agit d’un véritable exercice d’apprentissage de la coopération et de la confiance. Ces nouvelles coopérations sont à bâtir dans les territoires tout en veillant à une meilleure articulation entre le national et le local. En parallèle, nous poursuivrons les rencontres régulières des responsables CFDT siégeant dans les diverses instances relatives à l’emploi, la formation professionnelle, l’insertion, les politiques industrielles et au développement économique. Il nous faut impérativement consolider cette prise en charge opérationnelle.

La transition ne se décrète pas mais elle se prépare. Comment la CFDT accompagne-t-elle les militants ?

M. L. Il n’y a plus aujourd’hui une mais des transitions. La CFDT s’est invitée sur le champ économique sans y être forcément attendue, ni bienvenue, même. Cette conquête de légitimité est un véritable enjeu pour toute l’organisation. Il est primordial de travailler sur deux axes. Premièrement, nous devons alimenter et construire une pensée autonome en s’appuyant sur nos expertises internes et externes. Dans ce cadre, nous travaillons à l’analyse critique des nouveaux modèles économiques dans toutes leurs dimensions. Ensuite, il nous faut adapter les parcours de formation des militants et des responsables à tous les niveaux de l’organisation pour mieux prendre en compte les questions économiques et stratégiques. Les leviers et outils existent aujourd’hui dans les entreprises. Depuis l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 « pour un nouveau modèle économique et social au service de la compétitivité des entreprises et de la sécurisation de l’emploi et des parcours professionnels des salariés », les représentants du personnel doivent être consultés sur les orientations stratégiques de l’entreprise. Une nouvelle « base de données unique » doit se construire et être à leur disposition afin qu’ils disposent des éléments adéquats pour analyser et se positionner. Un accompagnement spécifique par un expert est aujourd’hui possible. L’arrivée de représentants des salariés dans les conseils d’administration des entreprises de grande taille vient renforcer notre présence dans la gouvernance des entreprises, en complémentarité avec les représentants des salariés dans les instances représentatives du personnel. Le dialogue social et la négociation collective sont les moyens privilégiés du changement que nous souhaitons porter. Comme la transition s’anticipe et se prépare, la compréhension et l’analyse des enjeux économiques et stratégiques se construisent, y compris grâce au renforcement de la formation des militants de l’organisation.

1 : La Banque publique d’investissement est issue du rapprochement d’Oseo, de CDC Entreprises et du Fonds stratégique d’investissement.