L'histoire « apparente » de l’Italie est liée à une tradition de précarité politico-institutionnelle qui a souvent marqué notre pays comme l’une des démocraties occidentales les plus anormales et instables. Dans les derniers cinquante années le rythme avec lequel les gouvernements se sont suivis, la succession rapide de cycles économiques expansifs et récessifs, la disparité entre le Nord et le Sud, ont représenté des éléments constants d’incompréhension vis-à-vis de la réalité qui était en train de mûrir. Le passage récent d’une démocratie « proportionnelle » à une démocratie majoritaire n’a pas été dépourvu de contradictions, comme on l’a vu dans la forte poussée qui a conduit à réprimer la corruption politique avec l’enquête Mani Pulite, ou dans le dynamisme économique inattendu dont l’Italie a fait preuve au moment du plus grand chaos politique.

Entre vitalité et entropie

Il serait facile - mais aussi banal - de démontrer que malgré la précarité et l’aspect contradictoire des processus, dans les cinquante dernières années c’est une réelle continuité et un processus évolutif de croissance qui l’ont emporté plutôt qu’un état de critique et de précarité permanente.

Les phénomènes sociaux sont de plus en plus obscurs et instables, étant donné qu’il ne suffit plus de rapprocher ou de faire dépendre les comportements des individus uniquement de choix rationnels ou de valeurs.

Nous avons assisté avec surprise à des événements inexplicables et à l’expansion rapide de vagues d’émotion collective sur des thèmes concernant la conscience individuelle ; cela témoigne de l’évolution de la « complexité sociale » dans un vrai « désordre des sentiments collectifs ».

L’attitude italienne qui consiste à savoir cohabiter et tirer profit d’une situation de « développement désordonné » a été la caractéristique la plus significative et la plus vitale de notre système.

D’ailleurs le concept même de chaos, qui a souvent été associé à l’image de l’Italie, a des origines et des significations différentes.

L’acception philosophique du terme de chaos est celle d’un espace vide, abysse ou magma que le démiurge forge en le transformant en un univers ordonné : le cosmos, cela évoque l’essence vitale du chaos et préfigure l’évolution du désordre vers un nouvel ordre, vers un nouveau cosmos social, comme si le chaos contenait en lui-même un gène « auto-ordonnant ».

L’acception commune veut que chaos soit synonyme de grande confusion en s’approchant ainsi de la signification donnée par les sciences physiques qui le voit comme l’état de la plus grande entropie d’un système.

Cette dernière acception permet de fournir aux systèmes sociaux et aux démocraties les plus évoluées les plus grandes hypothèses interprétatives et invite le chercheur à faire la distinction - ce qui fait frissonner les scientifiques et les physiciens - entre le Khaos - avec un K majuscule - comme un état vital qui mène à la multiplication des énergies et le chaos - avec un c minuscule - comme un type entropique qui mène à la dégradation progressive des énergies du système.

Les peurs et les inquiétudes d’une saison sombre accompagnée des nouvelles formes de pauvreté, trouvent leur origine dans un état d’incertitude continue, dans la déstructuration des valeurs traditionnelles, dans l’apparition et la disparition des formes et des sujets sociaux et dans l’affirmation d’une représentation de groupes et d’intérêts. Incertitude qui néanmoins n’exclut pas une renaissance dans cette turbulence permanente qui masque des éléments de continuité et à l’intérieur du système.

Certainement l’Italie n’est pas étrangère aux phénomènes typiques de toute grande société avancée. On éprouve de la peur pour le futur proche, on a un sentiment de culpabilité envers ceux qui nous regardent de l’extérieur et on ressent la diversité et l’éloignement de ceux qui nous sont les plus proches comme les grands pays européens dont les paramètres macro-économiques nous séparent (la dette publique en particulier) ou comme les Etats-Unis avec qui subsiste une certaine distance dans la gestion des mécanismes fondamentaux de marché (transparence, antitrust, implication des épargnants).

Il ne s’agit donc pas d’assainir une contradiction entre la réalité économico-sociale italienne, qui reste dans les faits positive, et l’image projetée par la presse italienne et étrangère qui est contrainte à réfléchir sur l’Italie à partir d’événements et « coups de théâtre » quotidiens, mais bien plutôt de vérifier la différence éventuelle entre « l’image » de l’Italie et son réel état de santé.

Le point de vue des experts de la société italienne montre toujours une division fondamentale entre ceux qui considèrent que le problème de l’Italie consiste dans la divergence entre une classe dirigeante inadéquate, fragmentée et incompétente et une société essentiellement saine et disponible aux changements, et ceux qui par ailleurs tiennent à élargir leur critique des classes dirigeantes à la société toute entière dont elles seraient l’expression.

En réalité le tournant politique amorcé à partir de 1992 confirme un passage très important de l’histoire italienne beaucoup plus structurel qu’il n’apparaît dans sa seule projection politique.

La démocratie du « faites-le vous même »

Depuis les années cinquante la démocratie formelle s’est constamment remise en question et a permis une croissance spontanée du système social et surtout du système économique. A côté de la démocratie, s’est constituée une réelle démocratie du «do it yourself» .

La croissance continue et accélérée du système Italie s’est produite grâce aux capacités d’initiative des citoyens.

Les hommes politiques des années cinquante disaient : «si l’Etat n’y arrive pas, adressez-vous aux citoyens». Cela a donné comme résultat la croissance et la réalisation des aspirations individuelles et l’appauvrissement des valeurs et du sentiment d’appartenance à une communauté nationale.

C’est dans cette atmosphère laborieuse et riche en créativité que s’est produit le miracle italien. Un pays pauvre et rural est devenu riche et industriel.

Le long cycle de la spontanéité a été consommé, et la vieille classe politique n’a pas survécu. Un vitalisme désordonné, une créativité mal organisée, un esprit national fragile doivent maintenant affronter une phase nouvelle et plus complexe.

Une société dense

Les années de la modernisation italienne (1950-1970) ont été marquées par une poussée du bas vers le haut et les fonctions du gouvernement ont été essentiellement dirigées vers la non entrave de ce mouvement.

Faire soi-même, en forçant les règles si nécessaire ; faire soi-même sans que l’aide et le soutien collectif soient dirigés vers des objectifs communs, mais plutôt vers une diminution du conflit social et vers une plus grande diffusion du bien-être, tel est le passé d’où nous venons et dont nous héritons les aspects positifs ainsi que les aberrations.

Une société qui s’est développée risque de voir ses processus de mobilité ralentis et devient un lieu à risque d’exclusion sociale. La société dense doit être comprise comme une multiplication des sujets, des relations et des comportements.

L’Europe devient dense avec l’agrégation progressive de nouveaux pays et elle est profondément différente du noyau initial composé de six pays. L’Europe pourrait subir une crise si elle n’était pas analysée selon les différents critères de densité. A l’intérieur de la sphère socio-économique se développent comportements, motivations et exigences. Chez le même individu nous trouvons des identités multiples mais aussi des tensions de valeurs, des opinions et des paramètres de jugement multiples.

Lorsqu’une société du possible sature graduellement ses espaces, accroît les pressions, augmente les besoins, rend plus élevés les niveaux de bien-être et qu’ainsi les efforts fournis pour les maintenir doivent être plus grands, il faut pour l’analyse des processus sociaux prendre en compte la densité et les plus grandes exigences en matière de gouvernement, d’organisation et de réseaux.

Lorsque sur un territoire le nombre croissant d’entreprises a provoqué une densité élevée (territoriale ou par rapport aux ressources humaines existantes) le problème qui se pose n’est pas celui de créer de nouvelles entreprises mais celui d’améliorer les relations et les processus de promotion à l’intérieur d’un district.

La croissance spontanée n’est pas suffisante pour faire face aux défis des plus grands marchés, il est nécessaire de trouver de nouveaux mécanismes régulateurs, des systèmes de convergence et d’association entre différents sujets.

Une grande économie à petite échelle

La société italienne a fait preuve d’une grande vitalité et a produit un système économique dynamique. La multiplication des entreprises a assuré des taux de développement élevés et a donné au modèle italien une renommée internationale.

Le nombre des entreprises est passé de 2, 2 millions en 1971 à plus de 3, 3 millions en 1991, enregistrant une croissance de presque 48%, ce qui correspond à un taux de croissance annuelle moyenne d’environ 2,4%.

En 1995 le stock des entreprises existantes a atteint 3 571 000 unités.

L’Italie a aujourd’hui une densité d’entreprises sans pareil avec une moyenne de soixante deux entreprises pour mille habitants, encore plus forte dans le nord-est avec une moyenne d’une entreprise pour 16 habitants.

Cette diffusion de l’industrie constitue la base de l’économie italienne et lui permet d’enregistrer un PNB comparable par tête aux autres pays européens. En 1995 le PNB par tête italien était égal au PNB français, inférieur de 4% à l’allemand et supérieur de 6% au britannique. Le PNB par tête italien correspond à 74% du produit américain.

L’Italie du Centre et du Nord enregistre un PNB par tête supérieur de 22% et le Sud un produit inférieur de 21% à la moyenne européenne.

Le modèle qui gagne est celui des « systèmes locaux d’entreprise » qui sont la forme la plus évoluée du système de district industriel. La dévaluation de la lire en 1992 n’a pas été utilisée comme un avantage conjoncturel mais a permis une restructuration de zones industrielles. Généralement les petites et moyennes entreprises sont nées et se sont agrégées autour de filières de production suivant une logique de niche : elles se sont spécialisées en productions spécifiques (chaussures de sport, machines pour le bois, collants, maille, robotique, appareils médicaux...) et se sont agrandies selon un phénomène de contiguïté spatiale.

Les entreprises étaient liées entre elles par des origines et un territoire communs, par l’imitation de produits et par les relations clients-fournisseurs.

En revanche la phase la plus récente a été caractérisée par :

  • un contrôle de qualité des différents composants destinés à l’assemblage du produit final,
  • une forte internationalisation qui a mené à être présent sur les principaux marchés (en particuler l’Allemagne) et à décentraliser de la production en Europe de l’Est,
  • une forte présence de technologies dans la production et dans les projets de biens pour l’exportation.

Il n’y a plus seulement l’Italie du «made in Italy» et des marques, de l’habillement, des chaussures et de l’ameublement. Ses exportations sont constituées aussi de technologie mécanique. Pour cela le système se renforce et passe d’un tissu de petites entreprises indistinctes à une entreprise en réseau avec l’hégémonie de moyennes entreprises très internationnalisées et souvent éloignées pour différentes fonctions du territoire qui les a générées..

Cette « tyrannie de l’économie » conditionne de nombreuses dynamiques sociales. Ce sont les grands groupes qui font parler de l’Italie à l’étranger, alors que l’entreprise de moyenne dimension reste dans l’ombre. Et pourtant ce type d’entreprise conditionne les comportements de la société italienne : un rapport coupé de l’instruction supérieure, le maintien de la famille, l’enracinement territorial et les identités locales.

Le polycentrisme comme base d’un fédéralisme solidaire

Le modèle italien est polycentrique, constitué d’économies locales, de villes, d’entités décisionnelles décentralisées.

En Italie les sujets qui décident ou qui réunissent des intérêts (les décideurs) sont cent vingt mille, cela implique forcément une grande richesse - de participation, d’implication - mais aussi une grande difficulté de gestion et d’intégration, étant donné que ces sujets constituent, au niveau central et local, la grande machine d’intervention publique et donc des décisions politiques.

Face à une tendance à vouloir déléguer une plus grande autonomie et des compétences aux régions et aux communes, il faut constater combien dans de nombreux secteurs existe encore un Etat centralisateur et à fonction d’assistance.

La bataille menée par le Nord pour la création d’un Etat fédéral est davantage motivée par l’incompétence d’un pouvoir central que par une poussée indépendantiste.

L’identité nationale est donnée par la ville plus que par la région, les représentants politiques et les nouvelles classes dirigeantes dérivent de la nouvelle génération de maires, d’une autorité politique élue directement par les citoyens.

Le fédéralisme, fondé sur le principe d’utilisation des impôts dans les lieux où ils sont payés, a perdu de sa popularité, alors qu’on voit émerger un fédéralisme solidaire caractérisé par une plus forte responsabilité au niveau local et par une plus grande représentation politique au niveau central.

La nouvelle Italie est un pays aux pouvoirs disséminés, une vraie polyarchie avec une forte composante d’agrégation de sujets différents (entreprises, institutions, associations) toujours à la recherche d’éléments unifiants, de règles partagées, d’une identité nationale.

Le défi d’une dimension politique

La fin d’un cycle spontané et les difficultés à gouverner une société dense mais polycentrique caractérisent le paradigme structurel qui a conduit en quelques années (1992-1996) au changement radical du scénario politique.

Les élections politiques de 1994 se sont jouées contre la politique, au cours d’un duel entre l’ancien et le nouveau où le gagnant a été celui qui a su le mieux s’identifier au désir de rupture avec le passé. Celles de 1996 montrent une plus grande capacité des partis politiques à offrir une image « équilibrée » de leur identité et de l’action du gouvernement.

Cette priorité d’évaluation politique est apparue à l’intérieur d’une demande de « gouvernement du social » et d’une redéfinition des termes du rapport entre citoyens et Etat.

Impôts et santé sont les deux secteurs où le pays réclame l’intervention de l’Etat.

Pour les forces du gouvernement la partie des prochaines années ne se joue pas au niveau des transformations institutionnelles (fédéralisme et réforme institutionnelle se trouvent au dernier rang dans les choix des électeurs) mais au niveau des choix nécessaires pour l’accomplissement des engagements pris vis-à-vis de l’électeur : conférer une plus grande efficacité aux prestations de l’Etat social sans augmenter la pression fiscale ni dénaturer leurs caractéristiques essentiellement publiques.

C’est encore la question politique et institutionnelle qui conditionne le développement d’une nouvelle Italie, libérée du vieux système d’opinion, riche de sa composante sociale et dynamique dans son initiative d’entreprise. Le défi pour aller vers une phase moins confuse de son histoire se fonde sur la formation d’un nouveau bloc social et d’une classe dirigeante forte.