Nous vivons dans un monde dans lequel la communication a pris une place énorme dans le fonctionnement social. Elle imprègne l’action quand elle ne la précède pas. Les équipes de communicants prennent souvent une part majeure à la définition des stratégies des politiques ou des entreprises.

Le paradoxe est que plus nous communiquons, moins nous nous parlons. Le tweet ou le post ne sont que très rarement l’amorce d’un dialogue. Twitter valorise moins la réponse à un tweet que la répétition, le retweet.

Ce constat d’un monde qui communique mais ne dialogue pas n’est pas propre à la France mais il prend chez nous une dimension particulière du fait de notre culture nationale qui survalorise le rôle du « sachant » et du « puissant ». Le jacobinisme est la déclinaison politico-administrative de ce travers très français.

De la concertation publique au dialogue en entreprise

C’est justement dans la sphère publique que se sont développées, depuis une vingtaine d’années, des pratiques de dialogue relativement inédites : concertation sur des projets d’équipements collectifs, d’infrastructures ; consultation des habitants à l’initiative des villes sur des aménagements de la vie quotidienne ; conférences de consensus sur des sujets de société délicats. Elles traduisent une réelle demande sociale et reflètent le passage d’une société fondée sur l’autorité et la concentration du savoir à une société de la connaissance distribuée, avec des personnes plus informées et mieux formées qu’autrefois, disposant d’une plus grande capacité à penser de façon autonome et soucieuses de donner leur point de vue à propos des projets qui les concernent. Si les pratiques actuelles de concertation publique ne sont pas totalement satisfaisantes, elles progressent et permettent de modifier (ou d’empêcher) des projets.

Le besoin de dialogue est une réalité dans tous les secteurs de la société, de la famille à la vie sociale et politique, en passant par l’entreprise. Depuis très longtemps, la discussion, la concertation, la négociation se sont structurées par des lois successives. Les instances représentatives du personnel négocient avec les directions dans le cadre d’un dialogue social formalisé. Sans ces obligations, beaucoup d’entreprises ne négocieraient pas spontanément.

Le dialogue social n’épuise pas les besoins de mise en débat aussi bien des sujets de stratégie et projet d’entreprise que du quotidien du travail devenu lui-même plus complexe. Le management dit « participatif », les « groupes-projets », les fonctionnements en réseau et en communautés professionnelles sont encouragés et redoutés en même temps. Il est vrai que les méthodes pour les mettre en œuvre efficacement sont encore peu connues et insuffisamment développées.

Les entreprises sont des corps vivants constitués de personnes qui poursuivent des objectifs personnels diversifiés et participent à un projet commun. Cette différence entre le personnel et le commun peut être une faiblesse ou une richesse selon la qualité de la relation entre ces deux visées.

Dans les entreprises qui ont une organisation traditionnelle, taylorienne ou bureaucratique, les options personnelles pèsent peu, l’alignement hiérarchique prévaut et le process doit obligatoirement être suivi. Le dialogue n’est guère souhaité par leur direction. Certaines de ces entreprises ou organisations publiques traditionnelles font de plus en plus appel, cependant, à l’implication et la subjectivité des personnels, sur des sujets sur lesquels « les options personnelles » comptent (comme sur le temps de travail, par exemple). Sans le dialogue, elles risquent le blocage.

Quoi qu’il en soit, il y a une probabilité très faible que les options personnelles et les objectifs stratégiques de l’entreprise soient cohérents et compatibles sans qu’un effort spécifique soit accompli pour y parvenir. Le seul moyen de susciter cette adéquation est de provoquer un échange qui prendra la forme de comparaisons des expériences, d’appréciations des positions respectives, de mises en relation des unes et des autres : seul le dialogue entre les personnes conjointement concernées par cette problématique permettra d’assurer cette confrontation. On entend ici le dialogue comme une forme de délibération, c’est-à-dire un échange de points de vue qui s’influencent mutuellement pour former des jugements collectifs. La délibération est la pratique qui conduit à échanger et concevoir des arguments et à les sélectionner afin que la discussion aboutisse. Il est très intéressant et riche de faire passer ce mot du domaine du débat public au domaine du dialogue professionnel en entreprise.

Cette forme de dialogue peut être appelée « dialogue collaboratif » parce qu’elle permet aux acteurs de s’inscrire dans un processus de collaboration, de co-élaboration, qui débouche sur du commun et de l’opérationnel.

Dialogue collaboratif et dialogue social

Le dialogue collaboratif n’est pas et ne doit pas être un contournement du dialogue social. Dans une période où l’on tente de se passer des corps intermédiaires, il est nécessaire d’être attentif et précis à ce propos. Le dialogue collaboratif est un dialogue ouvert et inclusif dont les résultats sont connus de tous, salariés, syndicats et représentants des salariés, directions.

Le dialogue collaboratif et le dialogue social sont complémentaires car le premier permet de préparer le second en lui fournissant des constats partagés, des opinions, des ressentis. Ils s’enrichissent mutuellement : le dialogue collaboratif apporte au dialogue social une connaissance étendue et approfondie de la manière dont un groupe (les salariés d’une entreprise ou d’un service) construit son approche d’une question. Le dialogue collaboratif permet de connaître la position du collectif dans ses nuances et ses contradictions. Il permet de comprendre les différents éléments qui constituent cette position et d’éclairer sa complexité. Il permet de révéler les détails de la pensée du groupe, ce qui offre une plus grande latitude pour trouver des solutions, fabriquer des compromis, évaluer des compensations. Le dialogue collaboratif offre au dialogue social une matière abondante (la connaissance approfondie des positions en présence) mais rarement exploitée. Le dialogue collaboratif met les personnes qui y participent en mouvement : il produit des idées et des pistes pour l’action.

Le dialogue collaboratif peut être organisé par la direction d’une entreprise comme par une organisation syndicale dans l’entreprise. C’est souvent ce que l’on appelle « consultation des salariés » ; qui est donc loin de se réduire au seul référendum d’entreprise. Tous les sujets peuvent être traités par le dialogue collaboratif, du temps de travail à la qualité de vie ou aux risques psychosociaux, du projet d’entreprise à la définition de sa « raison d’être ». Il suffit de définir précisément quelle est la finalité du dialogue et quels sont ses objectifs. Cela revient à se poser la question : qu’est-ce que nous cherchons à savoir que seule une discussion avec l’ensemble des personnes concernées nous permettra de connaître ?

La mise en œuvre du dialogue collaboratif procède d’une volonté et nécessite une méthode. La volonté de donner la parole aux personnes concernées par une décision à prendre ou un projet doit être sans restriction : on ne donne pas « un peu » la parole. Cela implique que le dialogue peut avoir (aura) un impact sur le sujet mis en discussion et donc que celui-ci est ouvert, non figé. Cela implique aussi que les règles de la discussion comme le dénouement du processus doivent être connus de tous au démarrage de la discussion. Cela implique, enfin, que l’organisateur du dialogue doit, in fine, rendre compte de ce qui s’est passé en publiant un bilan de la discussion.

La méthode est aussi importante que la volonté car le dialogue ne peut être utile et productif que s’il est organisé. En effet, il n’y a pas de raison que la mise en dialogue de personnes portant des intérêts divergents soit spontanément rationnelle, fluide et bienveillante. Il est donc nécessaire de suivre une méthode d’organisation de la discussion qui permettra de s’assurer que le dialogue sera utile et efficace. D’une façon générale, la mise au point d’un processus de dialogue collaboratif nécessite de définir ses objectifs, de déterminer les informations qui doivent être connues des participants, de savoir qui seront les participants, de définir la forme que prendra le dialogue et son déroulement.

Un dialogue correctement organisé s’assure que tous les participants disposent d’une information complète sur le sujet en discussion et en comprennent les enjeux, soient également en capacité de contribuer et d’être pris en considération, disposent des moyens qui leur permettront de livrer en toute sécurité leur point de vue et de connaître celui des autres participants.

Le dialogue collaboratif peut être un moyen pour les organisations syndicales de renforcer leur connaissance des attentes, diversifiées voire contradictoires, des collectifs de travail. En se saisissant d’un tel dispositif, elles peuvent aussi accroître leur créativité dans la recherche de solutions aux problématiques complexes d’aujourd’hui. Lorsque la direction de l’entreprise met en œuvre elle-même un dialogue direct avec les salariés, l’organisation syndicale a intérêt à y participer au travers de ses militants et adhérents et à être proactive : en s’associant à la démarche (après s’être assurée de la sincérité de la démarche), elle démontre sa capacité de dialogue et fait avancer ses idées.

Le besoin de dialogue est grand : la crise des gilets jaunes n’aurait peut-être pas eu lieu dans une société de dialogue. Il permet de repérer les accords et les désaccords et de mieux comprendre ce qui les constitue. Il offre aux dirigeants plus de légitimité et aux autres plus de considération et de réelles possibilités d’influer les décisions qui les concernent. Il nous reste à l’instrumenter, à l’organiser pour que le dialogue soit utile et efficace et pour qu’il offre à la démocratie la dynamique qui lui manque dans bien des domaines de la vie sociale.