Il se dit beaucoup de choses sur « les territoires » : ils sont dynamiques, ou relégués, égalitaires ou ségrégués, plutôt riches, ou pauvres, terres d’expérimentations, de solidarités ou d’isolement... Faute de définition véritablement partagée, l’indétermination sémantique peut expliquer une part de cette popularité. Les politiques successives de décentralisation et les transformations parfois brutales du système productif ont également contribué à leur donner une nouvelle importance dans l’agenda politique et syndical des dernières décennies. La régionalisation, les communautés de communes, « l’aménagement du territoire » mais aussi les fermetures d’usines et de sites déplacent toujours plus le regard vers les territoires. Mais c’est surtout en tant qu’incarnation d’une certaine réalité qu’ils paraissent aujourd’hui si intéressants et stimulants. Le territoire, lorsqu’il implique une proximité, procure une légitimité propre et donne des opportunités pour l’action et l’innovation. Aujourd’hui d’ailleurs, de nombreuses politiques publiques font l’objet d’expérimentations sur des territoires pilotes avant d’être généralisées. Il s’agit de confronter les idées et les principes à l’épreuve de leur mise en œuvre. L’échelle modeste des territoires – notamment les plus petits comme les quartiers, les villages ou les bassins de vie – est également propice à une innovation « par le bas » qui se nourrit de l’inventivité, de la solidarité et du dynamisme des acteurs locaux.

Le « territoire » renvoie de fait à la légitimité de l’expérience pratique, des systèmes d’acteurs engagés, des réalisations concrètes avec leurs contraintes réelles. Cette légitimité peut facilement être opposée aux politiques décidées d’« en haut », au niveau national et européen, suspectées d’être « hors-sol » et déconnectées des réalités du terrain, surtout lorsqu’elles ne sont pas négociées avec les acteurs locaux. Cette tension est au cœur des travaux qui cherchent à comprendre les décalages, concurrences, complémentarités entre deux échelles aux rationalités différentes, qu’elles relèvent du national et du local, ou de la direction et de l’atelier par exemple. S’intéresser aux territoires implique de fait d’élargir la focale pour intégrer les systèmes d’acteurs qui les entourent, en plus de ceux qui les constituent en tant que tels. A l’heure où l’État central est autant interpellé que contesté et où le projet européen est à l’arrêt, les territoires peuvent-ils devenir les derniers espaces pertinents de la vie économique et sociale ? Les réponses sont complexes, à l’image de la problématique. Si les territoires sont bien des lieux uniques d’expérimentation (1) et des relais indispensables pour les politiques nationales (2), leur pertinence dépend aussi des capacités de centralisation et de mutualisation des expériences (3) et des ressources pour limiter l’aggravation des inégalités territoriales et les risques de replis locaux (4). C’est bien dans la recherche d’un équilibre dynamique des échelles et des niveaux d’action que se trouve la solution la plus intéressante, mais également la plus délicate et fragile à mettre en œuvre, entre la tentation pour une centralisation excessive du pouvoir ou à l’inverse, pour un localisme défensif et fragmenté. Je propose d’illustrer cette réflexion à partir des travaux que j’ai consacrés aux petites entreprises et aux expérimentations syndicales sur les territoires, des années 2000 à aujourd’hui.

1. Les territoires : des lieux uniques d’expérimentation

La volonté pour des acteurs centraux de régler, « optimiser » et contrôler les pratiques de terrain a toujours existé. La tradition jacobine de l’État planificateur, la bureaucratie moderne ou encore les bureaux des méthodes popularisés par le taylorisme illustrent cette croyance forte dans les vertus d’une rationalité gestionnaire, « scientifique », qui tirerait justement toute son efficacité et sa performance de sa capacité à mettre à distance le travail réel. Beaucoup depuis a été dit sur les apports et surtout les limites de ces modèles d’action publique et de management d’entreprise. Contre ces politiques centralisées, une tendance s’est progressivement imposée en faveur de l’autonomie des acteurs de terrain. Prenant au sérieux leur richesse et leurs potentialités, elle a contribué à leur donner davantage de pouvoir et de responsabilités. De fait, les territoires accueillent aujourd’hui comme hier les dynamiques les plus originales et stimulantes en termes de solidarité, d’innovation et de créativité. De nombreux travaux suivent d’ailleurs ces expérimentations qui touchent à tous les domaines de la vie, qu’il s’agisse de la consommation, de la mobilité, du travail et de l’emploi, de la production agricole, des loisirs et de l’éducation, de la santé... Les expérimentations locales viennent d’ailleurs souvent se nicher dans les interstices, combler des vides. Cela a notamment été le cas avec les expérimentations territoriales portées par la CFDT à destination des petites entreprises. Constatant les difficultés du système de relations professionnelles français à atteindre les millions de salarié.e.s de ces petites entreprises, la CFDT s’est dès la fin des années 1970 posée la question de l’adaptation de ses pratiques syndicales (Rey, 2014a). Les régulations nationales par les conventions collectives de branche paraissant éloignées des réalités locales, l’organisation s’est tournée vers ses fédérations confrontées de longue date à la dispersion de leurs entreprises et à l’isolement des salariés (sur l’exemple spécifique du secteur de l’aide à domicile, voir Puissant E., Richez-Battesti N., Petrella F., 2013). Parmi les bonnes pratiques retenues, la création de solidarités territoriales inter-entreprises, s’est imposée. La CFDT s’est alors investie dans le développement de dynamiques de dialogue social territorial, avec les organisations syndicales partenaires et les organisations patronales volontaires (Jobert, 2012). D’autres acteurs des territoires, selon les cas, pouvaient être associés à ces nouvelles formes de dialogue social (Cese, 2009, Verdier, Laneyrie, 2016). De fait, une grande variété de situations était observée : des commissions paritaires, pour la plupart multiprofessionnelles, étaient créées sur des sites industriels, dans des galeries marchandes ou sur des départements. C’est donc la variété qui domine alors le paysage du dialogue social territorial (pour une proposition de théorisation, voir Gazier B., Bruggeman F., 2016). L’approche par les territoires permettait en outre de dépasser les logiques purement sectorielles, obligeant les organisations à décloisonner leurs pratiques. Ces expérimentations locales, qui reposaient sur la volonté des acteurs des territoires d’imaginer de nouvelles façons de faire du syndicalisme pour les petites entreprises, ont également permis d’ouvrir une réflexion plus générale sur leur modèle syndical. Les travaux cédétistes sur la proximité vont dans ce sens.

2. Des relais indispensables pour les politiques nationales

Les territoires sont les supports d’innovations sociales permanentes, mais ils sont aussi les relais indispensables des politiques nationales. Leur position intermédiaire dans le système de relations professionnelles, située entre le « macro » du national et le « micro » de l’entreprise, en fait un maillon essentiel de toute action d’envergure. De fait, les territoires se sont imposés dès lors que sont apparues les limites des politiques centralisées, dont les appropriations sur le terrain posaient question, lorsqu’elles n’étaient pas tout simplement ignorées. Leur place grandissante s’explique également par la volonté de renforcer la négociation collective comme modalité d’action publique. Le « moment 35 heures » en donne un bon exemple : au tournant des années 2000, pour favoriser la réduction négociée du temps de travail hebdomadaire, il est apparu indispensable d’outiller les entreprises qui étaient dépourvues de culture et de moyens de négociation. Le recours aux salariés mandatés et aux commissions territoriales de validation des accords a de fait contribué à relégitimer les territoires comme échelle pertinente de la régulation sociale. En décembre 2001, le patronat de l’Artisanat signait également avec les cinq organisations syndicales nationales un accord portant création de Commissions paritaires régionales interprofessionnelles de l’Artisanat (CPRIA). En 2008, les questions posées par la réforme de la représentativité syndicale ont également remis à l’agenda politique et syndical le problème de l’absence de représentation du personnel dans les plus petites entreprises. Renvoyé aux partenaires sociaux, il est finalement résolu en 2010 par la loi « complétant les dispositions relatives à la démocratie sociale issues de la loi » d’août 2008, qui met en place les « élections TPE » (Rey, 2014b). Ces élections contribueront en 2017 à la création des CPRI, par la loi Rebsamen, généralisant le modèle des CPRIA de l’artisanat. Ces étapes successives, pensées pour les petites entreprises, ont légitimé l’idée du renforcement nécessaire d’un maillon devenu essentiel pour la mise en œuvre des politiques nationales à destination des petites entreprises. Leur contribution réelle en tant que relais permettant de diffuser et de rendre accessibles les avancées sociales négociées au plan national reste encore mal connue. Les enquêtes de terrain montrent cependant que, là où les acteurs s’en saisissent, les pratiques de proximité permettent bien de diffuser l’information, de sensibiliser les salariés et de renouer des contacts qui rendent visible et légitiment l’action syndicale auprès d’un public éloigné du fait syndical (Borisova K., Rey F.,Thobois P., 2014).

3. Un besoin d’intégration et de mutualisation

Les territoires apparaissent incontournables pour qui cherche à saisir les dynamiques actuelles d’innovation sociale. Ils sont par ailleurs de plus en plus nécessaires pour la mise en œuvre des politiques nationales, notamment en tant que relais à destination des publics les plus éloignés du syndicalisme, comme peuvent l’être les salarié.e.s des petites entreprises. Cependant, les acteurs des territoires ont tout à gagner à maintenir et à renforcer leur intégration dans des réseaux plus larges, notamment nationaux. La proximité avec le terrain ne doit pas s’accompagner d’une prise de distance avec le national. Au contraire, la pertinence des territoires tient aussi à leur capacité à relayer les réalités locales et à contribuer à la redéfinition des politiques imaginées à l’échelon supérieur. La diffusion des informations et des expériences est également un enjeu important, qu’il s’agisse de promouvoir les bonnes pratiques ou d’éviter les erreurs les plus courantes, d’autant plus que l’exercice de ces mandats territoriaux implique une expertise de plus en plus pointue (Gassier Y., 2018). La responsabilité des acteurs nationaux est forte sur ce point, dans la mesure où la mutualisation et l’animation des réseaux de responsables et de militant.e.s territoriaux dépend en grande partie d’eux. A propos des petites entreprises, la CFDT a été l’organisation qui est allée le plus loin dans la recherche d’une mutualisation des expériences territoriales, notamment parce qu’elle a commencé le plus tôt à se doter de moyens pour constituer et faire vivre un réseau « TPE-PME » et qu’elle s’est également très tôt investie dans une politique de développement du dialogue social territorial. Dans le même esprit, la mise en place des CPRIA s’est accompagnée d’une politique volontariste de suivi des pratiques locales et d’animation du réseau. S’il reste toujours des progrès à accomplir, ces nouvelles pratiques méritent d’être soulignées comme autant d’indices forts de l’institutionnalisation en cours du dialogue social territorial (Rey, 2016). La mise en réseau des territoires est une nécessité qui demande cependant beaucoup de ressources, en temps militants et en moyens financiers conséquents, autant à l’échelle nationale que territoriale. Elle implique une ingénierie à la mesure des enjeux qui passe par des temps de formation, des réunions, la publication de guides et l’organisation d’évènements nationaux qui fassent vivre le réseau et permettent la circulation des bonnes pratiques et la réflexion collective.

4. Une nécessaire réduction des inégalités territoriales

Puisque les territoires ne se ressemblent pas, certains peuvent compter sur l’existence de systèmes locaux de relations professionnelles structurés et dynamiques alors que d’autres se trouvent dans des situations moins favorables. Sans stratégie ni politique de soutien à ces derniers, les territoires les mieux dotés syndicalement pourront tirer les meilleurs bénéfices des marges de manœuvre nouvelles dont ils disposent, tandis que les moins dotés resteront à l’écart, faute de moyens ou de volontés politiques locales. L’un des principaux risques d’un recours accru aux territoires – pour trouver des solutions innovantes, pour relayer des politiques nationales – tient de fait à leurs capacités inégales à produire des régulations collectives, et donc à une augmentation des inégalités. L’une des critiques avancées par certaines organisations syndicales dans les années 2000 à l’encontre de la place croissante donnée aux territoires dans le système national de relations professionnelles renvoyait à ce risque de fragmentation et de fragilisation des solidarités. La position intermédiaire des territoires, schématiquement situés entre les branches nationales et les entreprises, permet en effet soit de les associer à une opportunité inédite de créer des collectifs de salariés auparavant isolés dans les petites entreprises d’un même territoire, soit de les associer à une régression des solidarités nationales existantes, incarnées par les conventions collectives de branche. Les bénéfices escomptés l’emporteront finalement sur les risques, puisque toutes les organisations syndicales s’engageront dans le mouvement de création des commissions paritaires régionales. Cependant, la question demeure des inégalités territoriales et des solutions collectives existantes pour éviter qu’elles ne s’accroissent. La diffusion et la mutualisation des bonnes pratiques fait certainement partie de la solution. Les soutiens politiques des acteurs nationaux aux territoires les moins dotés également.

Conclusion

Les territoires ont toujours été présents dans l’histoire syndicale. C’est à cette échelle locale, sur les lieux de vie et de travail, que se sont nouées les premières solidarités et que des communautés se sont organisées pour défendre leur condition. Les Bourses du travail, les maisons des syndicats, portent cette histoire d’une géographie du mouvement ouvrier qui est d’abord une géographie de la proximité. Le développement du système moderne de relations professionnelles va cependant se faire autour des branches sectorielles et des solidarités de métier, dans un cadre national alors prédominant. Il faut attendre le dernier quart du vingtième siècle pour que la logique territoriale s’affirme à nouveau comme un support pertinent pour le syndicalisme. Cependant, les rééquilibrages entre échelles ne sont pas évidents à réaliser pour les organisations, notamment après des décennies de régulations nationales et sectorielles et dans un moment de fragilités syndicales. Les bénéfices des réorganisations sont par ailleurs toujours incertains, rendant les innovations délicates à mener lorsque les moyens sont comptés. Il est à ce titre particulièrement encourageant de constater que, malgré tout, sur les territoires comme au niveau national, les organisations syndicales continuent d’innover, de s’interroger et de défendre l’idée qu’il est possible d’améliorer les conditions des travailleuses et des travailleurs (Garabige A., Rey F. & Vincent C., 2012). Tout repose, comme souvent, sur l’engagement des militant.e.s de terrain, que ce « terrain » soit un atelier ou une école, un local syndical ou un quartier, un bureau dans une fédération ou une confédération syndicale…

Borisova K., Rey F.,Thobois P., 2014. Construire un syndicalisme de proximité pour les petites entreprises, Rapport d’étude Ires-CFDT

Cese, 2009, Réalités et avenir du dialogue social territorial, rapport Walter

Garabige A., Rey F. & Vincent C., 2012. Les relations professionnelles au prisme de l’innovation : enjeux pratiques et théoriques, La Revue de l’Ires, n°75, vol 4, p.3-14

Gassier Y., 2018. « La dépolitisation par le dialogue social territorial », Savoir/Agir, vol. 45, no. 3, p. 55-65

Gazier B., Bruggeman F., 2016. « Dialogue social et dialogue social territorial au début du XXIe siècle. Un essai de théorisation », Négociations, vol. 26, no. 2, p. 55-72

Jobert A. (dir.), 2008. Les nouveaux cadres du dialogue social - Europe et Territoires, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, Coll. « Travail et Sociétés », n°61, 268 p.

Puissant E., Richez-Battesti N., Petrella F., 2013. « Dialogue social territorial : origines, enjeux et leviers d’action pour la qualité de l’emploi dans l’aide à domicile, à partir de deux études de cas », La Revue de l’Ires, vol. 78, no. 3, p. 127-155

Rey F., 2016. « Un droit universel à la représentation ? », NRT n°8, http://nrt.revues.org/2562

Rey F., 2014a. « Le défi organisationnel de la représentation syndicale des salariés dans les petites entreprises ». In Guillaume C. (dir.), Les CFDT : sociologie d’une institution en actes – regards croisés de sociologues, politistes et d’historiens, Presses de Sciences Po, p.147-159

Rey F., 2014b. « La démocratie politique contre la démocratie sociale ? Analyse de la négociation sur la représentation des salariés des TPE ». Négociations, n°1, 2014/1, p. 35-49

Verdier E., Laneyrie J.-M., 2016. « Le dialogue social territorial institutionnalise des configurations d’acteurs qui dépassent non seulement l’horizon de la confrontation patronats – syndicats mais aussi celle, tout aussi classique en France, du tripartisme », Négociations, vol. 26, no. 2, p. 73-85