La féminisation du salariat s'est faite en France beaucoup plus que dans d'autres pays industrialisés sous la forme de l'activité continue et à temps plein, avec comme cause et conséquence le développement de services publics et privés manifestant une substitution partielle mais importante de l'économie publique et de l'économie marchande à l'économie domestique. Pour beaucoup d'entre eux, ces services ne sont pas payés par celui à qui il est rendu à leur prix de revient, car il sont l'objet de subventions ou de dégrèvements par différents canaux. Le système des services subventionnés est aujourd'hui d'une extraordinaire complexité qui ne garantit pas toujours pleinement l'équité et la qualité. De plus, se font jour de nouveaux besoins, liés aux contraintes de flexibilité que les entreprises font peser sur les salariés autant qu'à l'évolution des structures familiales. Les services personnels et familiaux, marchands et non marchands, doivent donc s'adapter et cela devra se faire dans la professionnalisation et le respect des acteurs.

La féminisation de l'emploi s'est accompagnée de façon décalée de la féminisation des postes de responsabilité. D'une part les femmes sont plus nombreuses dans certains secteurs et certaines fonctions, généralement pas les plus prestigieux, d'autre part elles ont du mal à monter dans la hiérarchie et particulièrement à parvenir aux postes de pouvoir. Les femmes se heurtent à la fois à des parois et à un plafond. La situation a tout de même considérablement évolué depuis trente ans, le plafond s'est relevé : il n'est plus exceptionnel qu'une femme soit cadre, même s'il l'est encore qu'elle soit administratrice d'une grande entreprise.

Dans les pays les plus touchés par la crise et dans les couches sociales les plus démunies, le travail des femmes à l'extérieur de la famille s'impose comme une nécessité, quels que soient les principes affichés par la société1 mais l'Organisation internationale du Travail note que l'accès des femmes aux postes de responsabilité est relativement important dans des pays où on ne l'attendrait pas, notamment en Amérique latine2. Dans certains pays en voie de développement en effet, l'appartenance à une classe sociale lettrée est un facteur favorable plus important que l'appartenance au sexe féminin n'est un facteur défavorable. D'autre part, la forte ouverture de l'éventail des revenus a pour conséquence de permettre aux femmes qualifiées de s'offrir facilement sans médiation sociale des services domestiques abondants, et ainsi de se consacrer à des tâches en dehors de la sphère familiale. Enfin, le système de la famille élargie, qui a par ailleurs des aspects pesants, permet dans certains cas une prise en charge des enfants à l'intérieur du groupe familial :ainsi une Indienne rencontrée au BIT avait passé son doctorat en France sans souci pour ses deux enfants en bas âge restés au pays à la garde de la belle famille. Distance sociale et famille tentaculaire ne sont certes pas des modèles à suivre pour l'Europe. Mais on ne peut pas faire l'économie de la réflexion sur le prix du travail, y compris celui qui est apparemment gratuit, ni sur les structures familiales.

Revenant à la France, on peut noter que c'est dans les catégories de cadres que l'écart entre salaires masculins et féminins est le plus élevé, et pas seulement à cause des effets de structure. Les femmes cadres ont toujours à faire la preuve qu'elles sont les meilleures. Fondamentalement, elles sont prises dans la contradiction entre un modèle de management qui exige des cadres une totale disponibilité au service de l'entreprise et un modèle familial qui exige des femmes l'essentiel des responsabilités familiales. Elles n'ont plus littéralement, une minute pour elles. Pour que les femmes cadres, et surtout celles qui ont des charges de famille, puissent avoir du temps, du temps pour le syndicalisme, pour la vie associative et aussi pour la vie personnelle, du temps pour soi, il faut diminuer le temps passé au service de l'entreprise. Contrairement à leurs collègues de l'Europe du Nord, les cadres françaises ne considèrent nullement le travail à temps partiel comme une solution à leurs problèmes; si certaines optent pour un temps réduit à 80 %, au détriment de leur rémunération et de leurs perspectives de carrière (et généralement sans baisse réelle de leur charge de travail), c'est parce que la pression est trop forte et non par un choix idéal. Elles savent et disent avec l'UCC que leur situation sera améliorée lorsque les cadres de l'un et l'autre sexe auront plus de temps - en particulier sous forme de jours libérés - à consacrer à tout ce qui n'est pas le domaine professionnel. Une véritable égalité professionnelle sera permise par une réduction du temps de travail pour les cadres des deux sexes, sous des formes diversifiées et adaptées, ce qui suppose une réorganisation du travail, un réaménagement de l'ensemble des temps. A cela doivent s'atteler les équipes syndicales qui négocient aujourd'hui l'application concrète des lois sur la réduction de la durée du travail.

De façon très particulière en France, la situation relative des femmes est meilleure dans la sphère économique que dans la sphère politique où jusqu'aujourd'hui elles sont particulièrement sous-représentées. Le changement en la matière a connu un coup d'accélérateur pendant le gouvernement Jospin : parité en matière électorale, mesures gouvernementales pour l'accès des femmes dans la haute Fonction publique, dispositions législatives en matière d'égalité. Ceci se produit sous l'influence de l'idéologie3 propre à la gauche, de l'action d'institutions internationales (conférence de Beijing, Organisation internationale du Travail, marche mondiale des femmes) ainsi que de conceptions répandues dans le monde industrialisé en général (conscience de genre, importance des réseaux) et en Europe en particulier (droit communautaire sur l'égalité).

Le plafond existe, entre autres, dans le secteur de l'information : l'UNESCO appelle pour la journée internationale des femmes les médias du monde entier à confier le 8 mars 2000 les fonctions de rédacteurs en chef à des femmes journalistes et souhaite attirer l'attention sur le fait que «la libre circulation d'une information pluraliste et indépendante sera mieux garantie si tous les journalistes de talent ont une chance de devenir rédacteurs en chef et dirigeants de médias». Ce faisant, l'organisation pour la science et la culture souligne un aspect de la question qui mérite de l'être, à savoir que l'accès égal des deux genres aux postes de direction, en étendant le spectre des talents reconnus, n'est pas seulement un point de démocratie mais aussi un facteur d'efficacité4.

1 : «Dans un pays où le problème de survie n'épargne aucune couche de la population, le travail de la femme est aujourd'hui une opportunité pour toute la famille. S'y opposer serait condamner toute une famille à la mort» raconte Elisée, une infirmière générale syndicaliste au Congo (Kinshasa). «Les femmes sont plus entreprenantes et se retrouvent dans tous les secteurs de la vie nationale, surtout dans le secteur informel. Les entreprises locales, si elles ne sont pas fermées, tournent au ralenti avec un personnel réduit et la plupart des hommes sont au chômage; la Fonction publique donne des rémunérations modestes, de plus irrégulièrement payées; alors les femmes sortent de plus en plus de leurs injonctions coutumières pour privilégier l'esprit d'entreprise».

2 : «Il est remarquable que la proportion de femmes occupant des emplois de spécialistes et des fonctions de direction semble être plus importante dans certains pays en voie de développement, par exemple en Colombie, aux Philippines, en Uruguay et au Venezuela, que dans les pays industrialisés. Bien que les taux généraux de participation des femmes au marché du travail soient plus bas dans ces pays, de nombreuses travailleuses semblent avoir un bon niveau d'instruction et être prêtes à exercer des professions intellectuelles, et leurs compétences sont recherchées. Un autre facteur expliquant ces taux relativement élevés pourrait tenir au fait qu'il leur est plus facile de se faire assister dans les soins aux enfants et les tâches ménagères, grâce au système de la famille élargie et à la possibilité de trouver de l'aide domestique bon marché». (Organisation internationale du Travail, programme des activités sectorielles, la promotion des femmes aux postes de direction, 1997»).

3 : J'emploie le mot «idéologie» volontairement. Il signifie «ensemble des idées, des croyances et des doctrines propres à une époque, à une société ou à une classe; système d'idées, philosophie du monde et de la vie» (Petit Robert). C'est la droite dure qui emploie ce mot dans un sens péjoratif : à l'entendre, elle a des idées, les autres ont une idéologie. Ne laissons pas un vicomte nous imposer un vocabulaire.

4 : Dans son chef d'œuvre d'humour noir managérial Laurence J. Peter fait une démonstration convaincante du contraire, mais c'est dans le contexte très particulier de l'organisation bureaucratique où joue le fameux «principe de Peter» : une personne compétente monte dans la hiérarchie jusqu'au moment où elle accède à un poste pour lequel elle n'est plus compétente. Elle n'est alors plus promue et reste donc à ce poste ad vitam eternam (sauf «sublimation percutante» ou «arabesque latérale»). En empêchant les femmes d'atteindre le poste correspondant à leur niveau d'incompétence, le plafond de verre permet que plus de postes soient remplis par des personnes compétentes. («Le principe de Peter» par L.J. Peter et R. Hull. Le livre de poche Stock, 1970).