La question de la propriété et du pouvoir a fait l'objet d'un numéro déjà ancien de la revue1. Nous nous interrogions alors sur les rôles respectifs des actionnaires, de l'Etat, des dirigeants et des salariés ainsi que sur le poids des investisseurs institutionnels, avant de nous pencher sur l'actionnariat des salariés (des rachats d'entreprise par ses salariés à l'autocontrôle managérial) et la situation particulière des salariés sans actionnaires (économie sociale et coopératives de production). Depuis, ce qu'on a appelé le grand retour de l'actionnaire dans les années quatre-vingt-dix s'est accompagné d'un débat portant sur les droits respectifs des propriétaires et des « parties prenantes » dans l'entreprise (shareholders et stakeholders). Cela aboutit en France aux controverses actuelles sur l'actionnariat salarié, qui ne sont d'ailleurs pas exemptes de confusion sémantique (on intitule des débats aussi bien « épargne salariale » que « actionnariat salarié » voire « fonds d'épargne » quand on parle de ce qui tourne autour du pouvoir et de l'argent).

Qui a le pouvoir dans l'économie (pas seulement dans l'entreprise privée...) ? Comment l'argent est-il distribué, comment s'accumule-t-il, à partir de quel moment devient-il capital ?

D'abord, tentons de clarifier le vocabulaire. Ce qui n'est pas facile car, pour tout simplifier, non seulement les notions se recoupent partiellement mais encore certains termes sont polysémiques (un même mot a plusieurs sens).

On regroupe généralement sous le vocable d'épargne salariale cinq phénomènes, à savoir l'intéressement, la participation, le plan d'épargne entreprise, l'actionnariat salarié et les options d'achat d'actions (stock options) qui sont en réalité de nature passablement différente.

Les primes d'intéressement sont une forme de rémunération collective échappant aux cotisations sociales (sauf CSG) et dans certaines conditions à l'IRPP. La « participation aux fruits de l'expansion » est la distribution aux salariés d'une part des résultats de l'entreprise, c'est-à-dire une part additionnelle variable de rémunération en franchise de charges (sauf CSG) et d'impôt. Le terme « participation financière » englobe la participation telle que ci-dessus définie et l'intéressement. « Participation » tout court peut aussi vouloir dire participation des salariés à la gestion de leur entreprise : a maxima c'est la cogestion voire l'autogestion, a minima c'est une information donnée par la direction sur la marche des affaires.

En économie, l'épargne est la partie du revenu qui n'est pas consommée. Aussi, parler de l'épargne salariale à propos des sommes versées au salarié via le mécanisme de l'intéressement est un abus de langage puisque ces sommes peuvent être immédiatement dépensées. Ce n'est que lorsqu'elles sont déposées dans un plan d'épargne entreprise qu'elles deviennent économiquement de l'épargne.

Les sommes acquises au titre de la participation sont en règle générale bloquées pendant cinq ans, il s'agit donc bien d'épargne, mais d'épargne forcée.

Le plan d'épargne entreprise (PEE) est une forme, non d'épargne mais d'intermédiation de l'épargne. Les sommes qui sont déposées dans la structure d'accueil qu'est le PEE proviennent de versements volontaires du salarié (sommes acquises via l'intéressement ou simplement par la rémunération), des sommes acquises au titre de la participation stricto sensu et des abondements de l'entreprise. La nature de ces abondements est d'ailleurs ambiguë, ils proviennent de l'entreprise pour laquelle ils constituent une dépense et, liés à l'acte d'épargne du salarié, entrent dans son patrimoine.

Les sommes déposées sur le plan d'épargne entreprise peuvent être investies en valeurs mobilières, directement ou via des parts de SICAV, ou bien être versées dans un fonds commun de placement d'entreprise (FCPE). Le FCPE peut lui-même être investi en valeurs mobilières diversifiées ou en valeurs émises par l'entreprise elle-même.

L'actionnariat salarié est une forme de placement de l'épargne : il est la part de l'épargne des salariés d'une entreprise qui est investie en actions de cette même entreprise (ou en actions de la maison mère, voire d'une filiale spécialisée du groupe). Généralement, on limite l'appellation d'actionnariat salarié aux sommes répondant à deux conditions : passer par un plan d'épargne entreprise et être investies en actions de l'entreprise ou du groupe : lorsqu'un salarié de l'entreprise x achète en Bourse des actions de l'entreprise x qu'il fait gérer par sa banque, cette opération n'est pas considérée comme de l'épargne salariale.

Les options d'achat d'actions (OAA ou stock options) permettent d'acquérir des actions à un prix connu à l'avance. Elles sont intéressantes lorsque le prix de vente potentiel de l'action (ie son cours en Bourse) est supérieur à ce prix d'achat. Ce système permet d'encaisser une plus-value. Celle-ci ne se transforme pas nécessairement en épargne car les sommes obtenues par la double opération levée d'option et vente immédiate des actions peuvent être immédiatement dépensées. D'autre part, il ne faut pas confondre les OAA avec une distribution d'actions à titre gratuit : dans ce dernier cas, l'action entre immédiatement dans le patrimoine, avec une possibilité de gain comme de perte.

Certains ajoutent même à cet inventaire le compte d'épargne temps. Le compte d'épargne temps peut se clore en temps ou en argent. Dans le premier cas, il permet une gestion à moyen terme de la présence du salarié, dans le deuxième il est transformé en un simple moyen de rémunérer avec différé temporel des heures supplémentaires.

L'épargne salariale est profondément inégalitaire, étant réservée de fait aux salariés directs des grandes entreprises prospères et à ceux des « jeunes pousses » de la nouvelle économie. Le rapport Balligand-Foucauld propose divers dispositifs pour faire accéder les salariés des petites entreprises à l'épargne salariale, par le biais d'une intermédiation au niveau du bassin d'emploi ou de la branche. Mais comment distribuer et faire épargner une valeur ajoutée qui n' est pas ? Le sous-traitant étranglé par son donneur d'ordre aura bien du mal à enclencher des mécanismes d'épargne salariale, même s'il en a la volonté. Et de toute façon cela laisse de côté toute l'économie non marchande, c'est-à-dire quelques millions de salariés.

Et dans l'entreprise, il y a de l'épargne non salariale, celle de l'entreprise elle-même. L'épargne de l'entreprise, c'est ce qui constitue ces fameux « trésors de guerre » qui permettent les raids et les OPA. L'idéologie de la « création de valeur », c'est-à-dire de la tyrannie des actionnaires, considérerait volontiers que le « cash flow » (marge brute) n'a pas à rester dans l'entreprise (et améliorer le haut de bilan sous forme de réserves ou de provisions) mais doit entièrement remonter vers l'actionnaire (distribution sous forme de dividendes). On a là une belle illustration de la divergence d'intérêt entre dirigeants et actionnaires.

Car on en revient bien à l'idée de pouvoir. Qui a le pouvoir - dans les faits - et qui doit l'avoir - dans les principes - ?

Dans les faits, on assiste depuis quelques années au « retour de l'actionnaire » avec le principe de l'appropriation par ce dernier de toute la substance créée par l'entité productive ainsi qu'à un débat intéressant sur la part respective de l'influence (du pouvoir) de l'actionnaire d'une part et des différentes parties prenantes (salariés, management, mais aussi environnement économique - clients, fournisseurs, sous-traitants - et sociétal - nature, bassin d'emploi, etc. -) de l'autre.

Lorsque les salariés possèdent des actions d'entreprise, les questions d'organisation et de légitimité sont fondamentalement différentes selon qu'ils ont investi dans leur entreprise ou dans d'autres entités.

 

  • Investir toutes ses économies dans sa propre entreprise, c'est mettre tous ses œufs dans le même panier. Le risque peut être aussi celui de l'autoexploitation, des sacrifices en tant que salarié pour toucher le jackpot en tant qu'actionnaire. Disons tout net que si le premier risque est réel, le deuxième l'est beaucoup moins, à l'exception des « jeunes pousses » (start up) où des gens travaillent effectivement quatre-vingts heures par semaine pour faire décoler l'entreprise, parfois dans l'espoir de revendre fort cher leurs actions (réelles ou sous forme d'OAA) au bout de cinq ans. Là, on est dans un cas atypique de constitution rapide de patrimoine, d'accumulation de capital, cela ne concerne pas - pas encore ? - énormément de monde.
  • Investir dans d'autres entreprises pose le problème de l'intermédiation donc le rôle des investisseurs institutionnels. Qui a le droit de vote et donc la parcelle de pouvoir qui y est accolée ? Qui décide des investissements et des retraits ? Sur quel type de critère ?

 

La question sera plus aiguë dans le cas des fonds de placement salariaux. Quels critères les administrateurs de ces fonds devront-ils utiliser, alors que notre syndicalisme (qui ne se cantonne pas à la fiche de paye comme celui du compromis fordien) leur assignera comme mission de tenir compte à la fois des intérêts des salariés qui leur auront confié leur épargne et des intérêts des salariés qui travaillent pour2 l'entreprise dans laquelle est investie cette épargne. Car les discours angélistes sur l'unité du salariat ne doivent pas masquer la dure réalité : les groupes sociaux (insiders et outsiders, public et privé, générations) n'ont pas forcément tout le temps les mêmes intérêts. Il existe des contradictions au sein du monde du travail.

La pire des choses serait que les salariés des grandes entreprises prospères, par l'intermédiaire des investisseurs institutionnels auxquels ils ont confié leur épargne, fassent pression pour une meilleure valorisation à court terme, sur des PME déjà au bord de l'asphyxie et payant déjà mal leur main-d'œuvre, bref, que les riches fassent pression sur les pauvres. Ajoutons pour forcer le trait que si le salarié prospère a confié son épargne à un fonds éthique, ce dernier pourra se retirer de la dite PME mal notée éthiquement car payant de mauvais salaires... faute de fonds propres elle va péricliter... on en arriverait alors à punir les exploi-tés ! Plus sérieusement, on pourrait en arriver à des secteurs plus ou moins homogènes idéologiquement, étanches les uns par rapport aux autres. Certains écrivant sur papier recyclé prenant le bus à l'aquazole investiraient dans les secteurs solidaires en laissant les salariés des « big five » rouler dans les voitures polluantes et jouer en Bourse on line.

Il est donc indispensable que les organisations syndicales scrutent attentivement les décisions d'investissement et de retrait.

Nous ne pensons pas que l'actionnariat soit « l'ennemi du salariat » mais nous sommes convaincus que mettre trop l'accent sur l'actionnariat salarié pourrait faire courir un double risque : accentuer les effets Matthieu d'une part, affaiblir la légitimité du travail en tant que tel, de l'autre.

• Accentuer les effets Matthieu

Comme le dit fort justement J.P. Balligand, l'actionnariat salarié n'a de sens que dans le cadre de la transparence et de la liquidité, ce qui est difficile dans une PME. Dans la grande entreprise où il est possible, l'actionnariat salarié, lorsqu'il concerne une forte proportion de salariés, est le plus souvent organisé comme un moyen de fidélisation envers l'entreprise, pour ne pas dire comme une instrumentalisation du dit salarié par le management. Le message des directions est généralement : « Soyez fidèle, soutenez-nous en cas d'OPE mais ne demandez pas de pouvoir. Vous serez récompensés par une amélioration patrimoniale ». On s'attendrait presque à voir réinventer les actions sans droit de vote mais avec droit à dividende réservées au personnel ! Les sommes investies dans l'entreprise sont très nettement corrélées à la rémunération, c'est-à-dire à l'ancienneté et au niveau hiérarchique. La démocratie financière « une action une voix » (à l'inverse d'une démocratie de type associatif ou coopératif « un homme une voix ») renforce donc mécaniquement le pouvoir des plus riches et des mieux intégrés (les seniors sur les juniors, les partners sur les collaborateurs, les CDI sur les pigistes - à décliner selon les secteurs - en bref des insiders sur les périphériques). Il peut aussi arriver qu'une équipe de direction concède, par le biais d'un actionnariat salarié important et concentré, une part de pouvoir à une catégorie bien ciblée, éventuellement pour la dissuader d'utiliser d'autres moyens de pression qui se révéleraient plus nuisibles à la santé de l'entreprise. Le cas des pilotes d'Air France est exemplaire à cet égard : avec à terme 12 % du capital et un poste au conseil d'administration, cette catégorie très restreinte a les moyens d'influencer la stratégie de l'entreprise à son avantage, même si cela peut être au détriment des autres catégories.

• Affaiblir la légitimité du travail

Il ne s'agit pas d'en arriver à ce que le salarié n'ait son mot à dire dans l'entreprise que s'il y a replacé une partie de sa rémunération ! Nonobstant le lien de subordination, nous considérons au groupe de travail à l'UCC que le salarié a collectivement une légitimité à participer d'un pouvoir (ou d'un contre-pouvoir) dans l'entreprise en tant qu'apporteur de travail. Restreindre la légitimité du pouvoir au salarié actionnaire, en tant qu'apporteur de capital, serait la négation même du syndicalisme qui organise des hommes et non des comptes en banque. Personne n'en arrive ouvertement à ces extrémités mais il vaut mieux garder l'esprit en alerte !

Le syndicat ne doit négliger aucune forme d'intervention des salariés dans la marche de l'entreprise, y compris la stratégie, afin que la valeur travail fasse contrepoids à un pilotage managérial aujourd'hui essentiellement préoccupé par les coûts.

La possession d'actions - fractions de capital social - n'est pas pour nous la seule source légitime de pouvoir dans l'entreprise. L'action sociétale et particulièrement l'action syndicale, issue de l'environnement social et du travail direct, ont leur légitimité propre.

Les détenteurs d'actions ne sont pas tous des capitalistes vivant de leurs dividendes et plus-values. Beaucoup sont des travailleurs qui ont épargné une fraction de leur revenu et possèdent ainsi en dernier ressort une partie du pouvoir de l'actionnaire. Mais ce pouvoir n'est presque jamais exercé directement : ce sont les intermédiaires que sont les investisseurs institutionnels (en particulier les banques et les compagnies d'assurance) qui disposent des pouvoirs en blanc aux assemblées générales des actionnaires et votent en fonction de leurs propres critères, essentiellement financiers.

Plutôt qu'être confiée à des investisseurs institutionnels qui ne connaissent que leur propre logique de rendement, il serait légitime que l'épargne des salariés s'investisse dans les entreprises via des fonds (que nous appellerons salariaux faute de vocable mieux approprié) qui afficheront clairement la couleur des critères retenus : qualité des relations sociales, développement durable, prise en compte des différentes parties prenantes, innovation technique et sociétale. Que l'organisation syndicale prenne sa part dans l'organisation de ces fonds, qu'elle se transforme elle-même en « zinzin » comme celles de nos amis québécois, pourquoi pas ! Elle en a la légitimité si elle continue pour autant à jouer son rôle interne dans l'entreprise d'organisation collective des apporteurs de force de travail. C'est peut-être par ce canal que la fameuse contradiction salarié/actionnaire chez la même personne trouvera sa solution.

1 : « Propriété et Pouvoir », n° 344 de la revue CADRES CFDT, décembre 1990.

2 : « Travailler pour » ne signifiant bien sûr pas forcément « travailler dans » du fait du phénomène des « frontières floues » (externalisation, sous-traitance, parasubordination).