Le tableau 1 présente les données issues des enquêtes Cevipof depuis 1978 en les échelonnant de dix ans en dix ans. Les pourcentages sont calculés en suffrages exprimés. Les données de 1978 et de 1997 sont celles du premier tour des élections législatives alors que les données de 1988 et de 2007 sont celles du premier tour de l’élection présidentielle. La situation de l’élection présidentielle de 2007 est particulière puisque l’on ne peut pas classer François Bayrou dans le groupe « droite modérée » étant donné qu’il a attiré à parts à peu près égales des électeurs de gauche et de droite.

Quels sont les enseignements du tableau 1 ? Tout d’abord, on remarque que l’écart entre le choix politique des cadres du privé et celui des cadres du public se maintient jusqu’en 2007. Cet écart ne varie pas en 2007 malgré l’irruption du vote en faveur de François Bayrou qui est le même dans les deux groupes. L’analyse en détail des élections de 2007 menée plus loin montre que les cadres fonctionnaires (quelle que soit la fonction publique mais tout de même surtout en ce qui concerne la fonction publique de l’État et la fonction publique hospitalière) sont toujours fortement ancrés à gauche.

Une seconde observation tient au fait que le choix de la droite modérée cède du terrain chez les cadres du privé. Une partie notable d’entre eux ont choisi le vote Bayrou au premier tour de l’élection présidentielle (22%). Cela signifie que la droite modérée n’a plus le pouvoir attractif qu’elle pouvait avoir autrefois. Par ailleurs, l’étude des élections législatives qui suivent montre que 39% des cadres du privé contre 33% des cadres du public choisissent les candidats des partis de gauche (hors extrême-gauche).

Une troisième remarque, corrélaire aux précédentes, est que l’écart politique entre les cadres du privé et les ouvriers du privé a fondu en 2007, les catégories modestes de salariés ayant massivement choisi la droite modérée par abandon de l’extrême-droite.

La situation politique des cadres en 2007 doit faire l’objet d’analyses complémentaires. Si l’on étudie en détail la répartition du vote au premier tour de l’élection présidentielle, plusieurs caractéristiques apparaissent.

Le vote des cadres en 2007

Tout d’abord, l’extrême-gauche n’est pas absente du vote des cadres y compris dans le privé. 5% des cadres du privé et 6% des cadres du public ont voté pour elle, un chiffre à comparer aux 10% d’employés du public et d’ouvriers du privé.

Ensuite, la proportion de cadres du public votant toujours pour l’extrême-droite est particulièrement importante pour un groupe ayant un niveau de diplôme supérieur : 12%, un chiffre supérieur à la moyenne nationale et bien supérieur aux 5% des cadres du privé qui ont voté pour Jean-Marie Le Pen. Ce chiffre reste cependant inférieur aux employés du public (16%) et aux ouvriers du privé (17%).

La troisième observation est qu’il existe une forte différence entre les cadres actifs et les cadres retraités. Les chiffres cités jusqu’ici constituent une moyenne mêlant les actifs et les retraités. Si on ne sélectionne que les cadres actifs, on voit que la proportion de vote chez les cadres du privé en faveur de la gauche augmente à peine (de 28% à 29%) alors que le vote en faveur de François Bayrou grimpe sensiblement (de 22% à 28%) et que le vote en faveur de la droite modérée passe de 46 à 42%. Chez les retraités, le vote de gauche tombe à 20%, celui de François Bayrou à 18% alors que celui en faveur de la droite monte à 53% et que l’extrême-droite progresse sensiblement passant de 2% à 9%.

En obtenant presque le tiers des suffrages des cadres actifs du privé, François Bayrou fait voler en éclats un bipartisme étroitement lié à la logique du scrutin uninominal à deux tours mais ne relevant pas du souhait des électeurs.

En 2007, les cadres restent ancrés à droite mais la dispersion de leur vote est réelle. Qu’en est-il du choix fait par les cadres au second tour ? Le vote en faveur de Nicolas Sarkozy est très largement majoritaire comme dans toutes les autres catégories socioprofessionnelles à l’exception des cadres du public (toujours hors enseignement), qui votent à 54% pour Ségolène Royal. Il faut noter que ce chiffre est supérieur non seulement à celui des cadres du privé (40%) et aux professions intermédiaires du privé (47%), mais aussi des employés du public (47%) et des ouvriers du privé (46%), toutes catégories qui se sont prononcées nettement pour Nicolas Sarkozy.

Les transferts de voix du premier au second tour montrent que les cadres de droite ont voté massivement en faveur de Nicolas Sarkozy alors que les cadres ayant voté pour l’extrême-gauche ou la gauche se reportent presque à 100% sur Ségolène Royal. Quant à ceux qui ont voté pour François Bayrou ils se scindent en deux groupes à 50-50% pour les deux candidats du second tour.

Bien que votant massivement à droite, les cadres du privé sont en réalité partagés en trois univers politiques. L’utilisation du Baromètre politique français du Cevipof permet de mesurer avec précision les différences. On s’appuie ici sur des échantillons plus importants (1255 cadres du privé, 217 cadres du public, 2164 membres des professions intermédiaires, 1669 employés de catégorie C des trois fonctions publiques et 3225 ouvriers du privé).

L’univers politique des cadres

Comme le montre le tableau 2, un bon tiers des cadres du privé ne se reconnaissent ni à gauche ni à droite. La désaffection à l’égard de l’offre institutionnelle de politique s’affirme clairement au sein des catégories les plus modestes, que ce soit au sein du secteur public ou du secteur privé, ce qui montre bien que les résultats des élections de 2007 ne doivent pas faire illusion sur l’attachement que les citoyens portent au système de partis.

Le décalage que l’on observe avec la proximité partisane montre que le vote n’est pas ou plus lié à un attachement partisan historique ou à une fidélité générationnelle mais bien plutôt à la recherche stratégique du meilleur représentant de ses intérêts alors que les références à la « droite » et à la « gauche » se sont brouillées étant donné la dissociation des enjeux économique (le libéralisme économique) et des enjeux culturels ou sociaux (le libéralisme culturel ou le degré de tolérance).

Les cadres du privé, peu attirés par les classements entre gauche et droite, affirment néanmoins en majorité leur proximité à des partis politiques de droite.

Là encore, il faut discriminer les actifs des retraités, ces derniers étant toujours plus à droite. Si l’on ne prend en considération que les cadres actifs du secteur privé, le tableau devient plus nuancé car on s’aperçoit que la proximité à la gauche socialiste passe de 30 à 34% et que la proximité aux Verts passe de 7 à 9%. Au total, alors que chez l’ensemble des cadres du privé la droite totalise une proximité de 54% contre 40% pour les diverses expressions de la gauche, les cadres actifs du privé se sentent proches de la droite à hauteur de 49% et de la gauche à hauteur de 45%.

On peut examiner l’univers de valeurs des cadres en comparant systématiquement dans les secteurs privé et public les cadres de gauche et les cadres de droite. On ne retient ici que les cadres actifs. Tout d’abord, peut-on discerner des particularités objectives distinguant les cadres du privé de gauche et leurs homologues de droite ?

Parmi les actifs, la tranche d’âge n’exerce aucune influence statistique. De même, la répartition des diplômes est assez homogène et ne varie pas. Par exemple, les cadres du privé de gauche ont un diplôme d’enseignement supérieur à hauteur de 60% contre 57% de leurs homologues de droite. Le genre des cadres interrogés ne joue pas sauf dans le secteur public où l’on observe une surproportion de femmes parmi les cadres de droite (48% contre une distribution moyenne de 30%). La situation matrimoniale ne joue pas non plus. On ne dispose pas dans le Baromètre politique français de question portant sur la profession des parents. Celle-ci semble jouer cependant de manière importante car l’enquête électorale de 2007 montre que 43% des cadres du privé de gauche avaient un père travaillant dans le secteur public contre 21% pour les cadres de droite. De la même façon, on remarque que les cadres de gauche sont plus nombreux à avoir un parent d’origine étrangère (18%) que les cadres de droite (10%).

Une différence importante entre les deux groupes réside dans la pratique religieuse. Alors que les cadres de gauche ne sont que 1% à se déclarer catholiques pratiquants, leurs homologues de droite sont 9%. Inversement, 53% des premiers sont « sans religion » contre 25% des seconds. On remarque assez curieusement au sein du secteur public que les cadres de droite sont beaucoup plus souvent catholiques pratiquants (19%) que leurs homologues du secteur privé.

On peut enfin penser d’une manière générale que les cadres du privé de gauche proviennent de milieux sociaux plus modestes ou disposant d’un patrimoine moindre ce qui peut être indirectement retenu à travers une question sur l’avenir probable des enfants. Dans l’ensemble les cadres de droite, qu’ils soient du privé ou du public, sont beaucoup plus confiants dans l’avenir de leurs enfants que les cadres de gauche. Les écarts sont ici assez importants car les cadres du privé de gauche pensent que leurs enfants auront moins de chances de réussir que leurs parents à hauteur de 65% contre 38% chez leurs homologues de droite alors que les cadres du public de gauche pensent de la même façon à hauteur de 88% contre 14% seulement de leurs collègues de droite.

L’enquête ne permet pas de connaître la taille des entreprises ou les fonctions exactes occupées par les cadres. Néanmoins, le détail des professions exercées montre que les cadres du privé de gauche se rencontrent davantage dans des secteurs comme la recherche, le journalisme, les activités artistiques et de spectacle. Par ailleurs, ils sont un peu plus nombreux en proportion à travailler dans le cadre de CDD (8% contre 5%).

Il résulte de cette comparaison que les univers de valeurs des cadres sont loin d’être homogènes, qu’il s’agisse du secteur privé ou bien du secteur public. Les cadres de gauche sont bien plus libéraux sur le plan culturel (tolérance à l’égard des immigrés, des pratiques sexuelles, considérations relatives à la nature de l’enseignement, etc.), beaucoup moins libéraux sur le plan économique, beaucoup plus favorables à l’Union européenne (du moins dans le secteur privé) et beaucoup plus sceptiques quant aux vertus de la mondialisation. Comme le montre le tableau 3, des écarts importants distinguent les deux groupes de cadres au sein de chaque secteur.

Des recherches supplémentaires seraient bien entendu nécessaires afin de mieux cerner le profil sociopolitique des uns et des autres notamment sur la base des expériences professionnelles passées et de la nature des activités menées au sein des entreprises. Il demeure néanmoins que le choix de la droite ou de la gauche s’appuie sur des caractéristiques sociopolitiques fortes comme la religion et nourrit des univers de valeurs très différents les uns des autres.