Les dirigeants et les conseils d’administration peinent à intégrer le risque climatique. Un sondage réalisé fin 2019 par l’Institut français des administrateurs (IFA) auprès de ses adhérents montre que seuls 48% des répondants indiquent que la direction générale de leur entreprise a fixé des objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre afin de réduire son exposition aux risques. Les choses vont-elles changer ? Seuls 12% des répondants indiquent que leur conseil a introduit des objectifs climatiques dans la rémunération variable des dirigeants. Vous avez la réponse…

Ces données de l’IFA confirment celles du « baromètre grandes entreprises » publié par Eurogroup Consulting en janvier 2019, qui a interrogé une centaine de grandes entreprises françaises (entreprises du CAC 40 ou SBF 120 et entreprises non cotées). Il montre que le risque du réchauffement climatique n’est jugé préoccupant que par 24% des dirigeants. Une proportion plus importante d’entre eux le trouve moyen et 33% encore l’estiment faible ! En fait, il apparaît à peine dans le radar des dirigeants français, tout en bas de leur liste de priorités. Même des risques dont les menaces réelles sont peu matérialisées, comme la concurrence internationale (28%) ou l’inflation (31%) préoccupent davantage les dirigeants…

Pourtant, les acteurs du monde de la finance commencent eux aussi à manifester leur impatience devant le manque de réactivité des dirigeants. Dans une interview au groupe de presse allemand RND, le président de la Banque européenne d’investissement Werner Hoyer l’affirme clairement : « Il y a certains patrons de sociétés qui devraient se demander s’ils ne se sont pas endormis à la barre » de leurs entreprises, en soulignant que la lutte contre le réchauffement climatique rendait inévitable d’évoluer[1].

Du côté des entreprises de taille moyenne, Bpifrance vient de produire en juillet 2020 une étude intitulée « Les dirigeants de PME-ETI face à l’urgence climatique » qui permet de mettre en évidence la similitude de la situation dans les petites et moyennes entreprises (PME) et dans les entreprises de taille intermédiaires (ETI). Là aussi, les dirigeants se déclarent informés du défi climatique : 90% des dirigeants de PME-ETI disent s’informer sur les enjeux climatiques et environnementaux, dont 55% de manière active. Une écrasante majorité des dirigeants interrogés (80%) considèrent que le changement climatique appelle à une réaction d’urgence et 86% se sentent concernés par les objectifs mondiaux de baisse des émissions carbone. Près d’un tiers (31%) indique avoir déjà subi des impacts d’événements climatiques et environnementaux mais surtout, une large majorité des dirigeants s’attend à des impacts concrets dans les années à venir.

Pour autant, quand on interroge ces dirigeants, l’impact du climat sur l’entreprise et réciproquement se classe à la dernière position de leurs enjeux stratégiques. Les écarts de jugement sont considérables : alors que 66% d’entre eux se déclarent préoccupés par l’évolution de la réglementation ayant un impact sur leur entreprise ou 36% par l’instabilité internationale, seuls 13% citent les impacts du changement climatique sur leur entreprise. De même, seuls 51% déclarent intégrer aujourd’hui l’enjeu climatique dans la stratégie de leur entreprise (majoritairement par des actions d’efficacité opérationnelle) et 32% déclarent suivre les sujets climatiques en interne. « Même si le chef d’entreprise sait qu’il doit agir, cela se traduit peu dans ses actions » notent les analystes de Bpifrance.

Peu d’actions climatiques d’envergure sont menées. La majorité (environ deux tiers des répondants) se focalise sur une optimisation de l’existant avec un retour économique certain (efficacité énergétique, baisse des consommations). À l’inverse, des pratiques plus fondamentales telles que la sélection de fournisseurs sur des critères environnementaux (26 %) ou l’écoconception des offres et produits (22%), restent peu diffusées. Par ailleurs, les dirigeants de PME et ETI sont peu nombreux à envisager un changement de business model comme un levier potentiel pour réduire leur empreinte : ils sont respectivement 12 % et 10 % à considérer cette option pour réduire l’empreinte carbone et l’empreinte environnementale.

Prise de conscience mais insuffisance du passage à l’acte : tentons maintenant d’identifier les causes de cet attentisme.

1. Une information de surface

Certes, la prise de conscience des dirigeants a beaucoup progressé. Mais il s’agit d’une information

« en surface », insuffisante pour pousser au diagnostic et encore moins à l’action. Le monde de l’économie au sens large et le monde de l’entreprise en particulier se sont d’ailleurs longtemps désintéressés de la question climatique[2].

Par exemple, l’étude de Bpifrance indique que « certains concepts sont encore mal appréhendés puisque lorsqu’on demande aux dirigeants s’ils maîtrisent certaines notions fondamentales sur le changement climatique (scénario 2 degrés Celsius, atténuation du changement climatique et neutralité carbone), un quart seulement affirme maîtriser parfaitement ces notions. Si la sensibilité à l’urgence climatique est bien présente chez les dirigeants interrogés, il reste une marge de progression importante en termes de niveau et de qualité d’information. C’est d’autant plus important que certaines notions comme la neutralité carbone les impactent directement ». Or, l’information est un point de passage obligé vers l’action. Ainsi, 65% des dirigeants qui s’informent affirment avoir déjà intégré le climat dans leur stratégie, contre 19% pour ceux qui ne s’informent pas.

2. L’absence d’un diagnostic précis

L’information générale est importante, mais rien ne remplace un diagnostic précis de l’empreinte carbone de sa propre entreprise, point de départ pour construire un plan d’action pertinent. Or, seulement 16% des dirigeants de PME et ETI indiquent l’avoir fait, chiffre légèrement en hausse par rapport à l’étude de Bpifrance sur la RSE réalisée en 2018 (13%). Bien sûr, la fréquence de cette mesure augmente avec la taille de l’entreprise : 54% des dirigeants d’entreprise de 250 à 5000 salariés l’ont fait. Cette étape essentielle du diagnostic est une voie d’orientation des actions : les dirigeants ayant déjà réalisé une évaluation des risques et opportunités sont presque deux fois plus nombreux à s’informer de manière active et également deux fois plus nombreux à avoir une perception plus aiguë des risques encourus. « Il ressort donc que cette évaluation est incontournable pour une PME ou une ETI qui souhaite mettre davantage le climat au cœur de sa stratégie » indique Bpifrance.

3. Le poids de la contrainte financière

Ce relatif attentisme des dirigeants peut s’expliquer par le jeu de contraintes qui les enserre. Une enquête menée par Harris pour Aesio et le Mouvement des entrepreneurs sociaux en mars 2019 a montré que 88% des dirigeants d’entreprise se déclarent prêts à changer certaines pratiques pour mieux prendre en compte des enjeux sociaux et environnementaux, mais seuls 5% accepteraient d’y consacrer plus que l’équivalent de 5% de leur chiffre d’affaires et 20% entre 3 et 5%.

Beaucoup de dirigeants estiment ne pas avoir la marge de manœuvre financière – notamment de la part de leurs actionnaires – pour engager les investissements nécessaires à la transition. Pourtant, dans son rapport intitulé « La vague responsable – Le nouveau défi des entreprises françaises » (nov. 2019), le cabinet de conseil BCG écrit : « Nos analyses nous ont permis de montrer une corrélation pour les entreprises émettant peu de CO2 dans différents secteurs industriels : une faible émission de CO2 comparée à la médiane est corrélée à des multiples de valorisation plus élevés, et inversement. Cette corrélation est plus significative statistiquement sur la période 2014-2018 que sur la période 2010-2013, et le premium de valorisation est également globalement plus élevé. Autrement dit, l’écart se creuse de plus en plus entre les entreprises les plus performantes et les moins performantes sur les aspects environnementaux ». Cela signifie que même si les dirigeants ne se souciaient que de la rentabilité et de la satisfaction de leurs actionnaires, ils auraient intérêt à réduire leur empreinte carbone…

4. L’illusion technologique

Une autre cause est ce que j’appelle « l’illusion technologique », c’est-à-dire la croyance, très répandue dans le monde des dirigeants selon laquelle les innovations technologiques vont permettre, au dernier moment, même si on ne les voit guère apparaître aujourd’hui, de sauver la situation. L’étude de Bpifrance a mis l’accent avec subtilité sur cette croyance, pour expliquer le décalage entre la perception de l’urgence et le manque d’ampleur des actions. « Une forte tendance technophile se dégage de nos répondants » expliquent les analystes de Bpifrance. Les dirigeants sont une grande majorité (59%) à voir la science et la technologie comme « la » solution face aux enjeux climatiques et environnementaux, sans pour autant trouver de réponses pour l’instant, contre 29% seulement qui ne sont pas d’accord.

Or on sait que la technologie ne résoudra qu’une petite partie du problème. Le rapport spécial du GIEC de septembre 2019 (« Conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 degré Celsius par rapport aux niveaux pré-industriels ») a montré qu’au niveau mondial, les investissements annuels dans les technologies bas-carbone et l’efficacité énergétique dans tous les secteurs économiques devraient être multipliés par six à l’horizon 2050, pour atteindre 70 à 85% d’électricité produite à partir d’énergies renouvelables en 2050 (contre 26% en 2018). Dans un rapport conjoint, l’Institute for Climate Economics et Terra Nova ont montré que la technologie n’apportera que des réponses partielles[3].

5. L’endogamie managériale

L’une des causes du décalage entre les dirigeants et les salariés (ou la société civile) est désignée par des chercheurs en management comme « l’endogamie managériale ». D’après Peter Gumbel, auteur de Elite Academy »[4], la France est affectée d’un mal particulier, qui la distingue des autres pays développés : 46% des dirigeants des plus grandes entreprises françaises, un peu plus de 500 personnes, sont issus de seulement trois écoles : l’X, l’ENA et HEC. Cette « consanguinité » est inégalée et ne se réduit pas. A l’inverse, en Grande-Bretagne, la part d’Oxford et de Cambridge dans les dirigeants de grandes entreprises est tombée de 60% en 1987 à 39%. Sur les 500 dirigeants des plus grandes entreprises nord-américaines, seuls 65 ont fait Harvard (dont 11 seulement ont débuté par Harvard).

6. Le relatif effacement des conseils d’administration sur ce sujet pourtant crucial pour eux

On pourrait s’attendre à ce que le conseil d’administration, dont le rôle est d’être le garant du long terme et de la maîtrise des risques, exerce un contrepoids. Mais la gouvernance n’est pas plus proactive que l’exécutif : 81% des répondants à l’enquête de l’IFA disent qu’aucun des Comités qui gravitent au sein du Conseil n’est en charge du suivi des enjeux climatiques. La prise de conscience réelle des enjeux par les administrateurs ne se traduit pas par des actes concrets. Ainsi, seuls quatre conseils sur dix (42%) examinent périodiquement les enjeux climatiques. Et lorsqu’ils le font, c’est à l’occasion de la mise à jour de la cartographie des risques dans 42% des cas, et (seulement) dans 25% des cas lors d’un séminaire stratégique. Une bonne pratique de gouvernance consiste à réaliser une analyse prospective de la résilience de l’entreprise dans des scénarios climatiques de 2 degrés Celsius. Mais 93% des répondants confessent que ce type d’analyse n’a pas été présenté à leur conseil. De même, 82% indiquent que leur conseil n’a ni entendu ni consulté des experts externes sur le sujet. 

Globalement, la prise en compte des enjeux climatiques par les entreprises n’est jugée bonne que par 10% des répondants et très bonne que par… 1%. Même une recommandation très générale comme celle incorporée au Code de gouvernance Afep-Medef dans sa révision de juin 2018, qui recommande que l’examen des comptes s’accompagne d’une présentation des risques « de nature sociale et environnementale » (paragraphe 15.2) n’a été suivie pour l’exercice 2018 que par 51% des entreprises du SBF 120 et 56% de celles du CAC 40, d’après le 6ème rapport annuel du Haut comité de gouvernement d’entreprise (HCGE, 19 décembre 2019).

Pourquoi les administrateurs ne jouent-ils pas davantage leur rôle de contrepoids ? Dans un article de mon blog consacré aux administrateurs salariés, j’ai montré les inconvénients de la grande homogénéité du profil des administrateurs en France (catégorie sociale d’origine, parcours de formation, expérience professionnelle,…). Le poids plus important conféré aux administrateurs dits « indépendants », qui ne connaissent pas l’entreprise de l’intérieur mais partagent la maîtrise des techniques d’audit et le langage de la finance, a accru son orientation trop forte sur les enjeux financiers et de court terme[5]. On peut rappeler aussi le sondage « Board Survey » réalisé par BDO en 2018, qui montrait que 74% des administrateurs pensent que l’information publiée par les entreprises en matière de développement durable n’est pas importante pour comprendre leur métier ou pour aider les investisseurs à prendre des décisions informées.

Espérons donc que les choses sont en train de changer grâce au recrutement de nouveaux administrateurs. Voyons donc l’avis de Heidrick & Struggles, un grand cabinet international de « chasseur de têtes », très actif pour identifier les futurs administrateurs dont les entreprises ont besoin. Dans son étude « Board Monitor Europe » (nov. 2019), il dresse les profils des administrateurs nommés en 2018 : « la prise en compte de nouveaux risques systémiques, comme le changement climatique, reste encore très absente dans les recrutements d’administrateurs ».

7. Le manque de hauteur stratégique du sujet

Les entreprises sont-elles bien armées pour réagir à la menace ? Interrogés pour savoir qui est en charge du suivi des enjeux liés au changement climatique dans leur entreprise, 30% des répondants dans l’enquête IFA citent, sans surprise, la direction du développement durable. Mais il est inquiétant de constater l’effacement de la direction de la stratégie (citée seulement par 14% des répondants), pourtant censée réfléchir aux enjeux de long terme ; de la direction des risques (8%), dont on attendrait une attention plus aiguisée à ce qui est identifié aujourd’hui par le rapport « Global Risks » comme un risque systémique majeur ; et plus encore de la direction générale (6%).

8. L’insuffisance d’identification des opportunités

La position de retrait des dirigeants vis-à-vis des enjeux du changement climatique contraste avec la prise de conscience de la part des citoyens, qui a beaucoup progressé. Interrogés sur les enjeux qui les préoccupent le plus « à titre personnel », les Français viennent pour la première fois de placer en tête la protection de l’environnement (52%), devant « l’avenir du système social » (48%) et « les difficultés en termes de pouvoir d’achat » (43%), selon le sondage annuel Ipsos sur « Les fractures françaises » réalisé pour Le Monde (16 sept. 2019). Certes, c’était avant la crise du coronavirus mais celle-ci eu pour effet de rehausser la sensibilité des citoyens français vis-à-vis des enjeux environnementaux, même en tenant compte de la crise économique qui l’a suivie. La thématique de l’environnement supplante pour la première fois les considérations matérielles et financières chez les citoyens, mais les dirigeants n’ont pas réalisé cette mue. Cet attentisme est d’autant plus paradoxal que la transition énergétique et écologique offre des perspectives importantes en termes d’activité, de nouveaux produits et d’innovations. Ces dernières sont rarement identifiées par les dirigeants[6].

Les entreprises sont un problème mais elles sont surtout une solution

Penser que l’on peut se passer de l’impulsion des entreprises et de leurs dirigeants est un leurre. Changer nos comportements individuels est positif mais ne suffira pas. L’impact de tous les gestes que nous pouvons faire en tant que citoyens (manger moins de viande, utiliser davantage les transports en commun et le covoiturage, réduire ses trajets en avion,…) peut être chiffré. C’est ce qu’a réalisé le cabinet Carbone 4, dans une étude publiée en juillet 2019, qui montre que même avec un comportement individuel qu’il qualifie « d’héroïque », c’est-à-dire le scénario dans lequel chaque Français aurait activé tous les éco-gestes possibles et cela tous les jours de l’année, un Français ne peut espérer diminuer son empreinte carbone annuelle de plus de 25%, alors qu’il faut la réduire de 80% d’ici 2050 pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Le reste du chemin à faire « est aux mains des acteurs clés de notre environnement sociotechnique, à savoir les pouvoirs publics et les entreprises ». Dans un scénario qualifié de réaliste, qui implique une acceptation modérée des changements de comportements des individus, les experts de Carbone 4 considèrent que la part de l’engagement collectif représenterait environ les trois quarts de l’effort contre un quart pour les démarches individuelles[7].

De même, la « demande d’Etat » est légitime mais ne sera pas suffisante. Alors que les dirigeants de PME et ETI ont souvent une demande de « moins d’Etat », l’étude de Bpifrance montre que l’intervention des pouvoirs publics est le première mesure qu’ils souhaitent pour les aider dans leur transition climatique : les trois attentes les plus fortes qu’ils expriment sont toutes tournées vers les pouvoirs publics : d’une part, des incitations financières, sous forme de subventions (64%) ou d’aides fiscales (59%) et d’autre part, des évolutions réglementaires (49%). Nous n’avons donc plus le choix, collectivement, d’attendre. Il faut que chacun prenne ses responsabilité, Etats, citoyens et entreprises. Il faut que les dirigeants et les comportements des entreprises changent. Il faut dès aujourd’hui s’attaquer aux huit obstacles identifiés ici.

[1] Novethic, 24 déc. 2019.

[2] Cf. http://management-rse.com/2019/07/02/le-developpement-durable-en-pleine-infox.

[3] « Adaptation au changement climatique : comment passer à la vitesse supérieure », 18 oct. 2019.

[4] Elite Academy. Enquête sur la France malade de ses grandes écoles, Denoël, 2ème éd., 2015.

[5] http://management-rse.com/2015/04/14/administrateurs-salaries-6-opportunites-en-jachere.

[6] Cf. http://management-rse.com/2014/08/25/le-developpement-durable-contre-lemploi.

[7] « Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’Etat face à l’urgence climatique ».