L'émergence des classes moyennes fut sans doute l'événement sociologique majeur du XXe siècle, celui qui fit perdre au projet communiste une grande partie de sa pertinence. Après avoir nié leur existence, certains sociologues marxistes ont récemment, et avec une certaine délectation, prophétisé la fin de ce « mythe » (Jean Lojkine, L'Adieu à la classe moyenne, La Dispute, 2005).

Bien plus subtil dans ses analyses, le dernier ouvrage de Louis Chauvel se situe dans une tradition très différente ; il n'en partage pas moins le constat d'un « grand renversement » et une certaine façon d'envisager les classes moyennes comme une figure, davantage que comme une réalité sociologique concrète.

S'il est trop tôt pour annoncer leur crépuscule, les classes moyennes françaises sont confrontées à des incertitudes croissantes, dont les scrutins et mouvements des dernières années portent la marque. 21 avril 2002, victoire du Non au référendum, mouvement contre le CPE, les classes moyennes ont activement contribué à chacun de ces refus, exprimant ainsi le malaise qui les habite. Rien de commun dans ce conservatisme inquiet avec les temps heureux du sacre des classes moyennes, quand les « deux Français sur trois » de Giscard rêvaient avec Mitterrand de « changer la vie ».

Revenant sur une expression controversée, Louis Chauvel rappelle qu'elle a pu désigner selon les pays et les époques des groupes divers et souvent disjoints : la middle class anglaise, par exemple, ne correspond guère à nos classes moyennes à la française, et même dans un seul contexte national la catégorie reste soumise à débat en ce qui concerne sa composition et surtout ses limites.

Cette incertitude terminologique est une grande force en période d'expansion, comme dans les années 1960, car chacun peut alors s'y reconnaître ou s'y projeter. Mais en période de crise ou de ralentissement économique, cet ensemble révèle son hétérogénéité et laisse voir un tout autre cadastre social : l'espoir d'y accéder se change alors en angoisse panique d'en être déchu. En serions-nous là ?

Stagnation économique, inégalités croissantes, incertitudes et illisibilité de l'avenir contribuent ensemble à corroder le modèle objectif d'une société de classes moyennes, faute d'enrichissement, d'homogénéité, de visibilité du lendemain.

On notera ici que la catégorie des cadres, centrale dans la définition et surtout l'horizon social des classes moyennes, est elle-même soumise à de fortes tensions, comme le montrent les travaux de la CFDT Cadres : les salaires, mais aussi le jeu des carrières montrent bien une tendance à la fragmentation et la polarisation croissante d'un univers autrefois relativement homogène, mais aujourd'hui tendu entre des cercles dirigeants et un encadrement de terrain en mal d'avenir.

Pour en revenir à l'ensemble des classes moyennes, la dynamique générationnelle dont Louis Chauvel est un spécialiste reconnu (cf. Le destin des générations, PUF, 1998) permet d'affiner le diagnostic, en mettant en évidence un problème qui est moins celui des quinquas et sexagénaires que celui de leurs enfants, dont une masse grandissante est aujourd'hui confrontée à la menace d'un véritable déclassement social. Les jeunes adultes de 2006 disposent en moyenne de deux années d'études en plus que leurs aînés, mais ils sont la première génération qui, en période de paix, aura fait moins bien que ses parents au même âge.

Cette interruption du modèle de mobilité sociale ascendante de génération en génération serait le point névralgique de la crise des classes moyennes : ce ne serait même pas l'ascenseur social qui serait en panne, mais comme le disait une étude récente de Philippe Guibert et Alain Mergier pour la Fondation Jean Jaurès (Plon, 2006) le « descenseur social » qui se serait mis en marche. Chômage, précarisation, déclassement, dépendance de la famille, incapacité à s'assumer, sont des soucis qui ne s'arrêtent pas à 25 ans.

Même si les familles développent des stratégies de solidarité, la méritocratie régresse et que l'effet « fils à papa » s'impose dans de nombreux secteurs d'activité. Les problèmes des enfants sont d'ailleurs aussi la préoccupation des parents, et si la question de la solidarité intergénérationnelle est bien posée, il serait vain de dresser une génération contre l'autre.

La crise objective, celle qui touche l'intégration économique et sociale dans le modèle jadis si accueillant des classes moyennes, se double d'une crise culturelle.

Le modèle d'individualisme de 1968 et son idéal prométhéen d'émancipation égalitaire, cet individualisme hédoniste et solidaire qui fut pendant trente ans la colonne vertébrale idéologique des classes moyennes et par contrecoup à la société française dans son entier, est confronté aujourd'hui à de profondes contradictions. Dire que la liberté consiste à faire ce que l'on veut, et non ce dont on a les moyens, est irresponsable, tout comme imposer en modèle l'autodétermination radicale à ceux qui ne disposent pas des ressources culturelles et moins encore des moyens économiques nécessaires.

Un renouvellement culturel est peut-être la clé d'un renouvellement social. Sans pour autant souscrire aux conclusions catastrophistes d'un livre au ton exagérément fataliste, on en recommandera vivement la lecture, tant il est vrai qu'une société n'évolue jamais si vite que lorsqu'on lui met ses problèmes sous les yeux.