La France est-elle inexorablement condamnée au déclin ? Souffre-t-elle s’un mal particulier et inexorable comme l’affirment nombre d’auteurs depuis 40 ans ? Définitivement étrangers à l’esprit d’entreprendre, les Français seraient réfractaires au travail et à la mondialisation, trop attachés aux « avantages acquis », flanqués d’un Etat frappé d’obésité et trop gourmand d’impôts…Pour Philippe Askénazy, tout cela est faux. La France ne souffre d’aucun mal spécifique ou rédhibitoire. C’est plutôt que depuis 40 ans, obsédés par un retour rapide au plein emploi, les dirigeants français ont cumulé les mauvais choix économiques. La France n’est donc pas ingouvernable, mais plutôt mal gouvernée.

L’auteur, qui avait signé avec Thomas Coutrot, André Orléan et Henri Sterdyniak le « Manifeste d’économistes atterrés » en 2010, tout en contestant les théories déclinistes, revient sur des fausses évidences économiques, mal fondées scientifiquement, qui servent à justifier les politiques actuellement menées en Europe. L’auteur pointe dans son livre plus précisément deux erreurs majeures en termes de diagnostics et de remèdes qui ont coûté cher à la France. A deux reprises, des décisions aveugles, qui ignoraient à la fois la réalité du monde économique et les grands enjeux du futur ont été prises, avec des conséquences lourdes pour toute l’économie du pays.

La première grande erreur concerne les jeunes. Lorsque Raymond Barre devient premier ministre en 1976, il décide d’orienter l’emploi des jeunes vers l’industrie, alors que la mutation de la société vers une économie de la connaissance est déjà entamée. De surcroît, il prend la décision de subventionner les stages et les contrats à durée déterminée. Par ces choix fondateurs pour l’emploi des jeunes, il crée une situation qui perdure encore aujourd’hui : celle de la précarisation des jeunes actifs, de la stigmatisation de toute une part de la population active.

La deuxième mauvaise décision concerne les nouvelles technologies. Toujours à cause de cette obsession d’un retour rapide au plein emploi qui exclut toute perspective d’une baisse de la productivité à court terme pourtant nécessaire quand on s’engage dans un nouveau cycle économique, les dirigeants politiques français ont raté le tournant du passage aux nouvelles technologies dans les années 90. Dès 1993, Bill Clinton et Al Gore avaient pourtant publié une doctrine de la nouvelle économie ; et dans les années qui suivent, la plupart des économies développées avaient commencé à investir massivement dans la recherche et le développement. Rien de tel en France, bien au contraire même, puisque le gouvernement Balladur (1993-1995), avec Nicolas Sarkozy ministre du budget et François Fillon ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, décide de sabrer les budgets publics alloués à la recherche. De la cinquième place au classement de l’OCDE sur l’investissement en recherche et développement au début des années 90, la France chute au douzième rang à la fin de cette décennie. Et ce n’est seulement qu’en 2007 que les dirigeants français semblent prendre conscience de l’ampleur de cette erreur en lançant un vaste programme d’investissements en recherche et développement.

Comment expliquer ces erreurs de jugement ? Philippe Askenazy avance plusieurs explications. Il y a d’abord la fascination pour des modèles économiques étrangers : selon les années, les modèles allemand, anglais, scandinave, américain, du nord de l’Italie ont été plébiscités. Cette fascination limite les capacités d’inventivité et d’audace pour l’économie française. Il y a peut-être aussi un problème dans la formation et le non-renouvellement des élites économiques et politiques. Les solutions qu’elles ont proposées depuis 40 ans pour résoudre les problèmes de l’économie française ont toujours été très classiques et tristement court termistes.

Mais finalement, peu importe les causes et les responsabilités. Pour ne pas tomber dans les mêmes travers, et se montrer comme par le passé incapables de maintenir une croissance durable et de saisir pleinement les opportunités des reconfigurations régulières du capitalisme mondial, Philippe Askénazy formule des propositions pour l’avenir.

Selon lui, les besoins de la décennie qui commence s’articulent autour de trois moteurs : l’écologie, l’enseignement supérieur et la santé. En ce qui concerne l’écologie, la bataille est déjà perdue : des acteurs chinois, allemands et scandinaves sont devenus leaders de l’éolien ou d’autres technologies vertes. En revanche, la France a une vraie carte à jouer dans le domaine de la santé. Elle occupe déjà une bonne position en Europe : nombre de Britanniques viennent se faire soigner chez nous et le tourisme médical a généré un gain d’un milliard d’euros en 2009. La France possède dans le domaine de la médecine des atouts considérables avec un personnel médical bien formé et des équipements de haut niveau. Si la France devenait le pôle médical de l’Europe, elle générerait des emplois qualifiés et durables. Plutôt que de suivre un modèle importé de l’étranger, l’auteur propose ainsi plutôt d’en créer un.

Ce livre présente plusieurs mérites. La thèse des choix économiques aveugles, présentée sous un angle chronologique, est convaincante. Elle prouve que les hommes politiques ont de la marge, même dans un monde globalisé où les pouvoirs financiers sont puissants. C’est une conclusion rassurante alors que la campagne présidentielle de 2012 est engagée : dans les décisions économiques, les choix politiques restent prépondérants. On peut se demander en revanche si l’Etat, à l’heure où les économies budgétaires sont appelées par tous, pourra conduire les investissements préconisés par Philippe Askénazy.