Cette étude portant sur neuf pays industrialisés (Allemagne, Australie, Belgique, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni, Suède) s’intéresse aux grilles hiérarchiques (ou grilles de hiérarchie professionnelle et salariale) sous leurs deux aspects : grille de classification (la hiérarchie professionnelle dans laquelle sont classés les salariés) et grille des salaires (les niveaux de rémunération qui lui sont associés).

Les auteurs remontent d’abord le temps pour exposer les fondements historiques des « tarifs » et les deux logiques radicalement différentes sur lesquelles se sont basées les relations travailleur - entreprise : insertion communautaire pour les ouvriers de métiers issus des anciennes corporations et contrôlant plus ou moins les travailleurs sans qualification, insertion individuelle et contrat de travail permanent pour les employés (au sens large de cols blancs), productivité dans un cas, fidélisation dans l’autre. La constitution des hiérarchies ouvrières va se faire différemment selon les pays, dans un premier groupe (Royaume-Uni, Australie, Allemagne, Suède, Etats-Unis, Japon) elle se construit autour de la figure de l’ouvrier qualifié issu de la formation codifiée par la profession, dans un deuxième (Italie, Belgique, France) « elle résulte d’une logique où aucune figure professionnelle n’entraîne les autres mais où l’intervention étatique est importante pour légitimer les orientations ». Dans le premier groupe, souvent organisé par syndicats de métier, il n’est pas rare que les ouvriers qualifiés issus de l’apprentissage soient payés selon le produit fabriqué et les non qualifiés (essentiellement des femmes et des jeunes) selon un taux horaire. Dans le deuxième, la double structuration fédérations de métiers/bourses du travail relativise les représentations des hiérarchies professionnelles, l’ouvrier qualifié est certes valorisé mais sans être une figure centrale déterminante. En France en particulier, l’intransigeance patronale pousse la population à se tourner vers l’Etat et ses représentants (préfets) pour obtenir quelque amélioration de son sort.

Le monde employé au XIXe siècle est très encadré, très dur, « où les positions s’arrachent d’autant plus difficilement que le conflit et l’action collective n’ont pas droit de cité ». Les principes de hiérarchisation fondés sur la fonction tenue, l’attachement à l’esprit maison, les modes d’augmentation discrétionnaires, les discriminations criantes entre hommes et femmes, entre titulaires et auxiliaires, structurent le groupe employé qui vit dans la hantise de la perte de son statut social.

Le mouvement de distinction des deux mondes - ouvrier et employé - a des effets qui perdurent tout le long du XXe siècle. « Fruit d’une violence sociale certaine, cette représentation des catégories de travail fonde deux espaces distincts qui n’ont pas vocation à s’imbriquer. Le souci de distinction et de protection, surtout par rapport à l’action ouvrière, l’emporte largement sur le souci d’unité et de solidarité sociale. La question de la construction des catégories professionnelles et salariales s’inscrit donc plutôt dans la recherche des légitimités particulières ayant vocation à coexister ».

Après le deuxième conflit mondial, dans beaucoup de pays commence à régresser fortement la distinction entre cols bleus et cols blancs. « La mesure de la productivité, autrefois réservée à la surveillance du travail ouvrier, a largement pénétré la construction de la rémunération dans le « monde employé », alors qu’a contrario, la notion d’intéressement réservée longtemps aux seuls « employés fidèles » s’est étendue à la rémunération du « monde ouvrier ». »

Les différents systèmes de classification existant aujourd’hui se situent entre deux pôles d’évaluation de la qualification : celui fondé sur les attributs propres de l’individu et celui fondé sur les exigences du poste occupé. Aucun système n’est « pur » mais le Japon est très proche du modèle de classification fondé sur les attributs de l’individu, le Royaume-Uni et l’Australie (dans le système de métier traditionnel), puis l’Allemagne, occupant une position centrale, alors que la Belgique, la France, l’Italie, la Suède les Etats-Unis ainsi que le Royaume-Uni et l’Australie (dans leurs nouveaux systèmes) sont plus proches du système fondé sur les attributs du poste de travail.

Enfin les auteurs s’interrogent sur le dépassement de l’opposition travail manuel/ travail intellectuel au profit du développement de nouvelles différenciations, en particulier « pour savoir si la nouvelle partition essentielle n’est pas elle qui continue de distinguer le travail d’exécution, dont la nature a profondément changé, du travail de conception appréhendé dans ses dimensions de création, touchant aux techniques et aux produits, ainsi qu’au gouvernement des travailleurs à travers le changement ? » Dans un univers où le travail demeure largement contraint, seule une petite minorité (gérée au niveau européen ou même mondial) échapperait à un travail d’exécution contenant une certaine dose d’autonomie et de créativité « limitée néanmoins à la gestion des aléas dans le cadre des objectifs précis dévolus à l'« équipe de travail ». Les segmentations ne seraient plus les mêmes mais « les hiérarchies professionnelles et salariales qui se construisent actuellement ne peuvent pas plus que les anciennes échapper à cette tension permanente qui fait de toute forme de classement hiérarchique un espace organisé sur des règles, plus ou moins équitables, qui en tout état de cause ne s’appliquent qu’à ceux qu’on autorise à y pénétrer ».