Quels sont à votre avis les conditions pour que le télétravail puisse être durable, c’est-à-dire pérennisé dans des conditions qui bénéficient au plus grand nombre ?
Suzy Canivenc. Le télétravail est et sera un phénomène durable. Il était largement demandé par les travailleurs avant la pandémie, il a été expérimenté à large échelle pendant les confinements et, malgré des conditions d’expérimentation dégradées, il est encore aujourd’hui réclamé par les travailleurs : huit salariés sur dix déclarent vouloir un mode de travail hybride, en travaillant 1 à 3 jours par semaine depuis le domicile[1], et 38 % seraient prêts à démissionner si on leur imposait un retour sur site total[2]. Le télétravail ressort donc clairement comme une demande sociale. De plus, les employeurs semblent aussi y avoir découvert des vertus insoupçonnées, eux qui auparavant l’assimilaient davantage à la « télé » qu’au travail. Toutefois, une autre question est de savoir comment pérenniser un télétravail durable au sens de responsable. Sur ce point, le télétravail « sanitaire » nous aura permis d’y voir plus clair.
Pour être générateur de qualité de vie au travail autant que de performance, le télétravail doit être choisi et intermittent, deux conditions qui n’étaient clairement pas au rendez-vous pendant la crise sanitaire. « Choisi » veut dire qu’il répond à un double volontariat (de l’employeur comme de l’employé). « Intermittent » renvoie à l’idée que le travail optimal n’est ni à 100 % sur site, ni à 100 % à distance. C’est la fameuse courbe en cloche ou en U inversé issue des travaux de l’OCDE et reprise par la Banque de France. L’efficience des travailleurs augmente à la faveur d’une certaine intensité de télétravail mais diminue lorsque celui-ci devient excessif. Il y aurait donc une zone idéale où le niveau de télétravail maximise l’efficience des travailleurs, mais la forme exacte de la cloche n’est pas déterminée et dépend des secteurs d’activité, des professions, de la culture d’entreprise mais aussi des aspirations des salariés. Le curseur est donc à déterminer par chaque entreprise et même par chaque équipe, mais il semblerait que se dessine une sorte de nouveau consensus social autour de 2 à 3 jours maximum de télétravail hebdomadaire. Au-delà des questions de productivité, le télétravail intermittent est aussi nécessaire à la préservation du lien social, à l’esprit de collaboration et au maintien du sentiment d’appartenance à un collectif de travail.
Mais d’autres conditions sont encore nécessaires. Premièrement, des conditions organisationnelles telles qu’un accord d’entreprise négocié avec les partenaires sociaux qui fixe des principes communs - sans être trop contraignant -, et permet d’éviter que le télétravail ne soit considéré comme un objet de négociation individuelle et de gré à gré. Deuxièmement, des conditions managériales qui sont peut-être les plus importantes et les plus difficiles : un management basé sur la confiance et le soutien professionnel ne va pas éclore par magie ; les managers doivent être accompagnés et soutenus par une culture d’entreprise adaptée. Si, par exemple, les managers sont évalués sur leur capacité à réussir la mise en œuvre d’un travail hybride de qualité sans être abandonnés par leur entreprise, il y a plus de chance qu’ils aient envie d’y parvenir. N’oublions pas que les managers sont une population qui est sortie éreintée de la phase de télétravail sanitaire, phase qui n’est d’ailleurs peut-être pas terminée. Troisièmement, des conditions matérielles comprenant du matériel informatique de qualité, une bonne connexion, des accès sécurisés mais aussi une attention portée à l’ergonomie du poste de travail à la maison (siège par exemple) et une indemnité raisonnable pour les dépenses directes liées au télétravail. Enfin, il y a des conditions personnelles au salarié qui doit avoir une triple autonomie : sur le poste, sur la maîtrise du numérique et en matière de gestion du temps. Le niveau de télétravail devrait ainsi être différencié entre un travailleur expérimenté et un jeune embauché qui arrive dans l’entreprise.
Reste encore un point à prendre en compte : le télétravail demeure pour l’heure un phénomène inégalitaire, puisque beaucoup de métiers restent inéligibles. On rappellera cette donnée de l’INSEE désormais connue : durant le premier confinement, 58 % des cadres et professions intermédiaires ont télétravaillé contre 20 % des employés et 2 % des ouvriers. Plutôt que de rétropédaler sur le télétravail au prétexte de son inégalité, il est donc important que les entreprises et les syndicats réfléchissent ensemble à la manière de réduire à terme cette inégalité d’accès, en privilégiant une analyse du travail réel par les tâches plutôt que par profession, de façon à ouvrir l’accès à une dose de télétravail même pour des métiers réputés inéligibles.
Comme on le voit, il ne suffit pas d’instaurer le télétravail pour qu’il produise des effets positifs sur le plan social. Pour ce faire, il est nécessaire que l’entreprise réunisse les conditions d’un télétravail
« socialement responsable ».
Vos travaux mettent en avant le terme de « travail à distance », dont le télétravail est une composante. Quelle est la typologie proposée de ces formes de travail ?
Marie-Laure Cahier. Selon la définition juridique, le télétravail est un travail effectué par un salarié hors des locaux de l’entreprise, en utilisant les technologies de l’information et de la communication. La localisation du télétravailleur n’est donc pas a priori déterminée. Pourtant, quand on utilise ce terme dans le langage courant, on pense tout de suite au travail effectué depuis le domicile. Or, le télétravail effectué depuis le domicile et le travail à domicile (par exemple, une assistante maternelle) n’ont pas du tout le même statut juridique. Utiliser « travail à distance » permet déjà de lever cette première ambiguïté.
Ensuite, le télétravail recouvre en fait une grande diversité de pratiques, dont le travail depuis le domicile n’est qu’une des modalités : on peut télétravailler depuis un tiers-lieu (espace de coworking, bibliothèque, café), en mode nomade depuis n’importe où (hôtel, transport), de manière informelle hors des horaires de travail (la nuit, le week-end, pendant les vacances) ou en mode hybride. Le terme « travail à distance » englobe également les activités qui se déploient inter et intra-site (dans des bureaux, étages ou bâtiments différents, filiales éloignées ou sous-traitants réguliers) : ce type de dispersion paraît plus évident mais impacte aussi les activités collaboratives dans le cadre d’une entreprise étendue. Enfin, le télétravail renvoie juridiquement aux salariés, alors que le travail à distance peut aussi concerner d’autres actifs comme les free-lance et les indépendants. Au final, « travail à distance » nous semble être une expression moins restrictive que « télétravail » et donc mieux à même de saisir globalement les évolutions qui affectent le travail.
Le management vous paraît-il en bonne voie pour passer d’une posture hiérarchique et pyramidale à un management par la confiance ?
M.-L. C. Il paraît très difficile de répondre à cette question de manière générale. Le management « à la française » est historiquement très attaché au contrôle des tâches et au micro-management « à vue », avec un indice de distance hiérarchique qui était traditionnellement très élevé[3]. Pour autant, les managers français étaient déjà nombreux avant la crise sanitaire à être incités à une mue vers un management de soutien professionnel, souvent en lien avec la transformation digitale des entreprises et la revendication d’autonomie des salariés. Le télétravail de confinement a révélé plus qu’il n’a changé les pratiques de management préexistantes :
là où les managers étaient dans le contrôle, il a eu tendance à se renforcer, là où les managers évoluaient déjà vers la confiance, le phénomène s’est accéléré. D’autres, enfin, ont été complètement dépassés et se sont mis aux abonnés absents.
Pour tirer tout le bénéfice du travail à distance, il paraît logique de passer d’une posture de défiance envers les salariés à une posture de confiance, où l’on contrôle non plus la réalisation des tâches mais leurs résultats. Mais cette transition n’a rien d’automatique d’autant que l’utilisation des technologies numériques peut permettre d’accroître les pratiques de contrôle par « télésurveillance » : vérifier les heures de connexion, l’historique de navigation, les mouvements de souris... Le télétravail n’entraîne pas en soi de nouvelles pratiques managériales. La relation entre ces deux variables est plutôt à établir en sens inverse : ce sont les nouvelles pratiques managériales qui peuvent favoriser le développement de nouvelles formes d’organisation du travail, dont le télétravail.
[1] 7ème Baromètre Opinion Way pour le cabinet Empreinte humaine, 26 mai 2021. [2] Les employés de bureau et les technologies, sondage Opinion Way pour Slack effectué auprès de 1032 employés de bureau français travaillant dans des entreprises de plus de 20 salariés du 5 au 9 juillet 2021. https://www.opinion-way.com/fr/sondage-d-opinion/sondages-publies/opinion-societe/societe/opinionway-pour-slack-les-employes-de-bureau-et-les-technologies-juillet-2021.html. [3] Les travaux du psycho-sociologue néerlandais Gert Hofstede classe la France au-dessus de la moyenne mondiale (68 contre 57).