Proposé par James Stock et Mark Watson en 2002, le terme de Grande Modération désigne cette période de stabilité macroéconomique, débutant pour les Etats-Unis au milieu des années 1980, au cours de laquelle la variabilité des revenus réels a été divisée par deux tandis que celle de l’inflation a diminué des deux-tiers. À l’exception de l’économie japonaise saisie par une déflation faible mais durable, cette stabilisation des indicateurs macroéconomiques s’est étendue à la plupart des pays industrialisés jusqu’en 2007 où elle a été brusquement interrompue par la crise des prêts hypothécaires (crise des subprimes). En tant que président de la Réserve Fédérale américaine, Ben Bernanke a soutenu que cette stabilisation macroéconomique était due à une plus grande indépendance des banques centrales vis-à-vis des pouvoirs politiques et des milieux financiers, en particulier dans l’application de la règle de Taylor[1] qui prescrit de baser la régulation de l’activité économique sur trois indicateurs principaux : le taux d’intérêt des obligations, le niveau des prix et l’évolution du revenu réel. Cette période a vu s’interrompre la croissance des taux d’intérêt qui ont alors amorcé leur déclin tandis que les salaires en termes réels et les prix à la consommation demeuraient stables. Cependant, pour d’autres économistes comme Branko Milanovic[2], cette période pourrait s’appeler la Grande Polarisation tant elle a été caractérisée par un accroissement des inégalités économiques au profit des plus fortunés alors que la classe moyenne était confrontée au déclin de ses revenus et les ménages les plus pauvres sombraient dans l’endettement.
Référence à la Grande Dépression de 1929, la Grande Récession désigne pour les auteurs anglophones la crise économique qui a sévi jusqu’en 2012 entraînant la plupart des pays industrialisés dans la récession, consécutivement au krach financier de l’automne 2008 provoqué par la crise des subprimes. À partir de la fin 2007, cette crise entraîne les États-Unis dans la récession, suivis en 2008 par la plupart des pays de la zone euro, la France les rejoignant en 2009. Cette crise entraîne une forte hausse des prix des matières premières, en particulier du pétrole et des produits agricoles, ainsi que la résurgence d’une inflation plus sévère dans les pays en développement que dans les pays développés. L’éclatement de la bulle immobilière provoque un blocage du marché interbancaire. La crise remet en cause la théorie monétariste soutenue par Milton Friedman, proscrivant tout contrôle des changes et des mouvements de capitaux, ainsi que les innovations financières basées sur la « valeur en jeu » d’un portefeuille de titres, mesure jugée trop optimiste car reposant sur des modélisations inadaptées aux marchés financiers, en particulier dans les hypothèses concernant la distribution des valeurs extrêmes. Dans un ouvrage traduit en français sous le titre Le Triomphe de la cupidité[3], Joseph Stiglitz dénonce l’irresponsabilité des fonds alternatifs de placement (hedge funds) et prône un retour à la séparation entre banques d’affaires et banques de dépôt instituée par le Glass-Steagall Act malheureusement abrogé en 1999.
Nommée économiste en chef du Fonds monétaire international (FMI) en octobre 2018, Gita Gopinath qualifie de Grand Confinement de coup de frein mondial donné en avril 2020 à la production et aux échanges, suite à l’expansion pandémique de la Covid-19. Dans la révision au mois d’octobre 2020 de ses Perspectives de l’économie mondiale, le FMI prévoit une récession de -4,4% pour l’économie mondiale, plus sévère dans les pays avancés (-5,8%) que dans les pays émergents et en développement (-3,3%). Le prolongement actuel de la pandémie (seconde vague) pourrait amener une récession globale de -6% du produit mondial en 2020 et de -8% en 2021 si la pandémie se prolonge l’année prochaine (troisième vague). Le FMI recommande aux gouvernements des mesures ciblées à la fois sur les ménages (prolongation de l’assurance chômage, augmentation des prestations sociales) et les entreprises (garanties de crédit, mécanismes de liquidité, délais de grâce, allègements fiscaux). Les institutions financières sont priées de consentir des allègements de dette aux pays en développement pour les aider à financer ces mesures d’endiguement. Les moratoires sur le remboursement et la restructuration de la dette seront maintenus pour favoriser la reprise d’activité au niveau mondial.
Avec l’ambition manifeste d’orienter les débats en cours sur le traitement du choc exogène provoqué par la pandémie, le Cercle des économistes a publié une série d’entretiens avec ses lauréats, dans un ouvrage intitulé Agir face aux dérèglements du monde[4]. Fondé en 1992 par Jean-Hervé Lorenzi, le Cercle des économistes réunit une trentaine d’universitaires et de professionnels « soucieux de promouvoir un débat économique ouvert et accessible à tous » au travers de publications et de différents événements thématiques, dont les Rencontres annuelles d’Aix en Provence. En collaboration avec Le Monde, ce cercle décerne annuellement le Prix du meilleur économiste (Pme) à un(e) collègue de moins de quarante ans, sélectionnée en raison de son expertise mais également de sa contribution au débat public.
Outre leurs mérites proprement académiques, en quoi des économistes, mêmes distingués pour leur capacité d’analyse des situations sociales, seraient-ils légitimes à proposer des solutions alors qu’une grande partie de leur profession a démontré un aveuglement certain au cours de la décennie qui précéda la crise financière de 2008 ? Affranchis par les réformes monétaristes, les marchés financiers dérégulés ont pu jouer leur rôle sans entrave dans l’allocation des facteurs, négligeant l’accroissement des inégalités, la destruction d’emplois peu qualifiés et la désindustrialisation des pays développés. Plus dynamiques que l’investissement public encadré par des règles trop strictes, les innovations financières devaient permettre de stimuler la croissance en répartissant plus largement les risques sur les investisseurs privés. Dans les faits, pour l’Espagne et l’Italie encore plus que pour la France, le bilan d’une décennie de Grande Modération se traduit sur les marchés du travail par le maintien d’un taux de chômage bien trop élevé qui fait de l’emploi salarié une variable d’ajustement et selon Karl Polyani une « marchandise fictive », fondement artificiel du marché autorégulateur[5].
Selon Philippe Aghion et Jean-Marie Chevalier, préfaciers de cet ouvrage, les dérèglements du monde introduits par la pandémie de Covid-19 mettent les économistes au défi de répondre à quatre séries de questions. Tout d’abord, comment minimiser les impacts économiques de cette pandémie sur l’activité économique et la baisse collatérale des revenus mais aussi sur l’accroissement des inégalités et les dégradations environnementales qui en résulteront ? Second défi pour les économistes, comment y adapter les questionnements de la science économique, ses problématiques et ses méthodes d’analyse ? Le troisième défi est de prétendre imaginer le « monde d’après » : comment se réorganiseront les chaînes de valeur, les échanges commerciaux et les transactions financières, mais également les flux migratoires ? Le dernier défi est l’exercice le plus audacieux mais aussi le plus délicat pour la profession : quelles leçons tirer de cette crise sur notre organisation économique et sociétale pour être en capacité d’affronter les difficultés du monde d’après ?
Si un certain nombre de succès ont été enregistrés depuis trente ans dans la lutte contre la pauvreté, les termes de l’échange se sont dégradés entre pays riches et pays les moins développés, ce qui a exacerbé d’autant certaines tensions politiques et suscité des velléités d’unilatéralisme, notamment en matière d’agenda climatique et de mouvements migratoires. Esther Duflo craint que la crise sanitaire actuelle ne vienne renforcer ces tendances et que les plus pauvres (en particulier ceux des pays pauvres) en souffrent le plus : elle milite pour que les gouvernements mobilisent les transferts « ultra-basiques » car ils s’avèrent les plus efficients dans la lutte contre l’extrême pauvreté. Selon Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, il faut privilégier l’outil fiscal pour réduire les inégalités que ce soit entre les pays riches et les pays pauvres mais également au sein de chaque pays : certaines taxations unilatérales d’entreprises multinationales peuvent être envisagées dès à présent. Cependant, est-il possible de coordonner la fiscalité au niveau international tant que perdureront les libéralités concédées à certains pays, qui plus est au sein de l’Union européenne ?
La crise sanitaire de la Covid-19 a également révélé la fragilité de certaines de nos chaînes d’approvisionnement en matière de médicaments. Selon Isabelle Méjean, lauréate 2020, cette crise sanitaire renforce la pression populaire en faveur de la relocalisation de la production et devrait conduire à une restructuration des chaînes d’approvisionnement, notamment dans des secteurs stratégiques comme celui de la santé. Cette réorganisation des approvisionnements devrait se traduire par une restructuration des chaînes de valeur au niveau de la zone euro : selon Emmanuel Fahri, il faudrait redéfinir sa gouvernance à travers une véritable union budgétaire et bancaire qui permette une meilleure coordination des politiques économiques, en particulier en matière industrielle, et une plus grande vigilance quant au respect des règles de la concurrence. Mieux prendre en compte l’hétérogénéité des structures de production du point de vue de leurs dotations en intrants et de leur efficacité productive contribuerait à approfondir notre compréhension micro-économique des cycles d’activité.
Dans quelle mesure la science économique peut-elle favoriser l’avènement d’un nouvel ordre international plus durable car plus équitable ?
L’introduction d’une rationalité limitée dans l’analyse économique incite à réexaminer le modèle néo-classique standard de l’Homo economicus à la lumière des faits sociaux contemporains et des évidences empiriques du commerce international. Xavier Gabaix nous explique comment des opérateurs à rationalité limitée peuvent contribuer à stabiliser une économie là où les comportements purement rationnels constitueraient un facteur déstabilisant : déjouant les prédictions du modèle standard concluant à un effondrement, l’économie japonaise bien que piégée par une trappe à liquidités demeure assez résiliente à ses penchants déflationnistes. L’enseignement tiré de ces travaux sur la rationalité limitée est important pour la conception de politiques publiques : en règle générale, les agents économiques s’avèrent plus sensibles aux mesures de régulations qu’aux instruments de taxation.
En effet, la Covid-19 a révélé bien des fractures entretenues par le capitalisme du vingtième siècle, y compris dans les économies les plus développées : l’absence de protection sociale et de garantie de santé pour une grande part de la population comme aux États-Unis, ou les incompréhensions et méfiances entre la société civile et une administration trop centralisée comme en France. Les enquêtes à grande échelle sur les comportements individuels et leurs motivations révèlent les biais catégoriels de perception par rapport aux réalités effectives sur des thématiques sensibles comme les inégalités de revenus, la mobilité sociale ou l’immigration. La connaissance de ces biais de perception permet aux gouvernements de mieux gérer les crises sociales, comme celle des « gilets jaunes », en anticipant les mécontentements par la mise en place de politiques de redistribution et de mobilité sociale, comme le rappelle Stéfanie Stantcheva. Pour ce faire, il convient de mieux articuler l’approche économique aux autres sciences sociales comme le recommandent Yann Agan et Gabriel Zucman. Cela nécessite des modélisations plus complexes car plus ambitieuses, combinant les outils de modélisation et l’analyse empirique pour revoir nos postulats et affiner nos raisonnements face à des réalités mieux documentées, ainsi que le propose Augustin Landier.
La promesse d’un nouvel ordre économique international plus équitable n’ayant pas été tenue, il conviendrait selon Thomas Piketty d’abandonner la théorie du ruissellement prônée par les tenants du néo-libéralisme pour consacrer les objectifs du développement durable comme matrice première de nouveaux traités internationaux mieux adaptés aux termes réels de ces échanges. Une recommandation qui pourrait paraître quelque peu utopiste si nous ne comprenions qu’au-delà des modèles, c’est leur cadre d’analyse et leurs problématiques qui sont à refonder en amont de futures réformes. Lisons donc plus attentivement ces « jeunes »
économistes pour mieux comprendre d’où viennent ces maux dont souffre le monde d’avant plutôt que leur demander de guérir nos écrouelles.
[1] Règle proposée en 1992 par l’économiste américain John B. Taylor, conseiller économique des présidents Gerald Ford et de George Bush père.
[2] Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances. La Découverte, 2019.
[3] Les Liens qui libèrent, 2010.
[4] Odile Jacob, 2020.
[5] La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Gallimard, 1983.