Pour de nombreux observateurs, la crise n’est pas seulement conjoncturelle. C’est une crise à part, qui interroge sur la nature du marché.
En France, cette crise est loin d’être terminée. Les chiffres de l’emploi des cadres pour 2010 le disent clairement : la baisse tendancielle des embauches continue sur sa lancée. Et la situation sera particulièrement difficile pour les jeunes diplômés, dont le nombre de recrutements sera équivalent à celui de 1993, alors qu’ils sont aujourd’hui deux fois plus nombreux.
Cette crise n’est pas seulement économique, elle est multiple. Dans les entreprises, elle touche à l’organisation du travail, elle interroge sur la répartition des pouvoirs et elle révèle un besoin de démocratie.
Les excès de la financiarisation de l’économie ont éclaté brusquement au grand jour et la parole s’est libérée. De plus en plus de cadres ne supportent plus la pression qu’on leur demande de faire peser constamment sur leurs équipes et les logiques financières auxquelles ils n’ont rien à gagner. Ils ne supportent plus le règne du management par indicateurs, angoissant et même contreproductif. Marc Amiaud (Hewlett-Packard), Yves Montagnon (France-Telecom Orange) et Jérôme Chemin (Accenture) nous l’expliquent dans des entretiens passionnants.
La crise révèle un besoin de démocratie dans l’entreprise. Les cadres ne veulent plus être réduits au rôle de simples exécutants de stratégies managériales pas toujours claires, parfois changeantes et en tout cas trop souvent mal exposées. Ils ne veulent plus être trompés sur les perspectives d’avenir de leur entreprise, aussi douloureuses soient-elles (entretien avec Denis Martin, directeur des ressources humaines de PSA Peugeot Citroën). Ils pâtissent d’un déficit chronique de reconnaissance et de valorisation de leurs compétences et veulent reconquérir un pouvoir dans l’organisation du travail.
Ce tableau est assez sombre. Des pistes de sortie de crise s’esquissent pourtant. Pour Marc Fleurbaey, aussi sûrement que la démocratie a gagné des pans entiers de la vie publique et privée, elle entrera dans les entreprises. Cette transition est inéluctable. Les cadres, d’abord bousculés par les transformations, auront tout à y gagner et leur position sera renforcée parce qu’ils profiteront d’une moins grande dissonance entre les injonctions de la hiérarchie et les aspirations de la base. La crise actuelle, moment de doute, pourra peut-être contribuer à l’accélération de cette transition.
Ce qui semble changer aussi, c’est l’émergence de valeurs mises en sommeil ces dernières décennies. Dans un monde habitué depuis les années 80 aux impératifs du Marché total (Alain Supiot), la solidarité et la coopération reprennent de la vigueur. Dans ce nouveau collectif, l’individu demande à être considéré comme un acteur pleinement responsable. Anne Pezet pointe cet impensé majeur dans son article sur les méfaits du reporting. La comptabilité et le reporting sont destinés à rendre des comptes, mais on ne sait jamais clairement à qui. Devant qui les dirigeants d’entreprise sont-ils responsables ? L’actionnaire peut-il être considéré comme le seul preneur de risques ? Autant de questions qui ont acquis une résonnance nouvelle depuis deux ans.
Tous les délégués syndicaux que nous avons rencontrés disent que leur audience s’est développée auprès des cadres. Si les syndicats parviennent à construire une image plus moderne, condition fondamentale pour gagner de l’audience comme nous le montre Sophie Pochic, la période qui s’annonce peut être favorable au syndicalisme. Espérons-le.
Avant de vous souhaiter une bonne lecture, il me reste à remercier les organisateurs et les intervenants du colloque Observatoire des Cadres « Le travail et l’engagement des cadres à l’épreuve de la crise », ainsi que Richard Robert, qui m’a patiemment transmis son savoir-faire ces derniers mois. Ce numéro leur doit beaucoup.
François Lagandré nous a quittés en décembre 2009. Nous lui rendons hommage dans la revue, à la page 75.