La crise de 2008 n’est pas seulement financière, elle révèle aussi une crise beaucoup plus profonde, celle de l’entreprise et de sa gestion. Déformée depuis les années 70 par les impératifs de rémunération des actionnaires, l’entreprise traverse aujourd’hui une crise grave. Pour en sortir, il faudra nécessairement passer par un effort pour réinventer l’entreprise, et c’est tout l’objet de ce petit livre de tracer des voies pour y parvenir.

Le livre propose d’abord un détour historique et conceptuel pour appuyer sa démonstration. Pour refonder l’entreprise, il faut d’abord comprendre de quoi on parle. L’entreprise moderne est née dans les années 1890-1920, à l’époque de la deuxième révolution industrielle, du télégraphe, de l’automobile et de la « fée électricité ». De simple groupement d’intérêts, l’entreprise est devenue à cette époque un « projet de création collective », différente dans sa nature même des sociétés de capitaux, contrats entre plusieurs personnes qui mettent en commun leurs capitaux pour les faire fructifier. L’entreprise, au sens moderne du terme, n’est plus une simple manufacture, ni une confrontation marchande entre ouvriers et patrons, mais une organisation créée pour donner les conditions d’une réelle capacité d’innovation et de création collective. Cette nouvelle conception de l’entreprise a changé complètement la conception du travail en permettant de sortir de l’opposition capital / travail, et en donnant notamment naissance au management des ingénieurs, au début de la période étudiée.

Pourtant, cette entreprise est largement restée un impensé juridique. Tout au long du 20ème siècle, l’entreprise a surtout été perçue comme une combinaison entre le capital et le travail, vision obsolète et trop réductrice. À côté du droit des sociétés, des contrats de travail ont bien vu le jour ; mais il n’a jamais été question de créer un contrat d’entreprise, ce qui est révélateur, pour Blanche Segrestin et Armand Hatchuel.

À partir du début des années 70, les auteurs nous montrent comment l’entreprise a subi une grande déformation. Avec la corporate governance, le rôle des managers a changé. Ces derniers sont devenus des agents des actionnaires, chargés de leur donner la meilleure rémunération possible de leurs actions (shareholder value). La dynamique de création collective, le propre de l’entreprise pour Armand Hatchuel et Blanche Segrestin, a été comme oubliée au profit du management par objectifs, et nulle théorie alternative, de la participation à l’autogestion en passant par les « sociétés coopératives ouvrières de production » (SCOP), n’a eu suffisamment d’impact pour infléchir le mouvement ; ces tentatives de réforme de l’entreprise ayant surtout cherché à réduire les antagonismes entre capital et travail ou entre dirigeants et salariés, en cherchant trop souvent à combattre l’autorité de gestion, alors qu’il faut au contraire selon les auteurs chercher à la renforcer pour lui permettre de résister aux doctrines actionnariales.

Ce large détour conceptuel et historique permet aux auteurs, dans une deuxième partie, de proposer des bases nouvelles pour refonder l’entreprise et créer un « contrat d’entreprise ». Ces principes sont au nombre de quatre. Au-delà du profit, il faut réaffirmer la mission d’innovation et de progrès collectif pour l’entreprise. Il faut également renforcer le rôle du dirigeant, ou plus largement de l’autorité de gestion en insistant sur la notion de pouvoir habilité, légitime et autonome : les dirigeants ne sont pas là pour remplir des mandats (par exemple la rémunération des actionnaires), mais pour permettre à l’entreprise, projet de création collective, de poursuivre sa mission. Il faut aussi créer un collectif qui inclut les salariés afin de piloter les opérations dans l’intérêt de l’entreprise, mais aussi dans celui de l’ensemble des parties prenantes. Il faut enfin instaurer des règles de solidarité qui vont au-delà du partage annuel des résultats.

Écrit par deux chercheurs, tous deux professeurs de gestion à Mines Paris Tech (anciennement École des Mines de Paris), ce livre est fondé sur les résultats de deux programmes de recherche, l’un conduit au centre de gestion scientifique de Mines Paris Tech, intitulé « Formes et modèles de l’entreprise », l’autre au collège des Bernardins, sous l’impulsion de Baudoin Roger, Olivier Favereau et Armand Hatchuel, et intitulé « L’entreprise, formes de la propriété et responsabilités sociales ». Il est particulièrement éclairant dans sa partie historique et conceptuelle, notamment lorsqu’il montre l’entreprise du 20ème siècle, grand impensé juridique, sous la forme d’un projet de création collective, menacée aujourd’hui de destruction.

La partie consacrée au « contrat d’entreprise » et aux principes pour refonder l’entreprise peut faire davantage débat. On peut d’abord regretter qu’il ne soit question dans ce livre que des grandes sociétés cotées et privées, ce qui limite considérablement le champ du raisonnement. On peut aussi regretter que les formes alternatives d’entreprises ne soient pas suffisamment étudiées. On pense par exemple aux fondations, dont la forme juridique, utilisée en Allemagne (Bosch par exemple) et sous d’autres formes aux Pays-Bas, offre des marges de manœuvre plus étendues pour diriger l’entreprise et maintenir l’emploi dans les situations de crise en évitant la dictature court termiste des actionnaires (voir Cadres CFDT 445-446, « Management, un terrain à reconstruire »). Ce livre offre aussi une réflexion autour du pouvoir, de ses limites et de la démocratie en entreprise, et on peut s’interroger sur la place du dialogue social dans ce nouveau « contrat d’entreprise ». Dans le collectif de décision que les auteurs appellent de leurs vœux, quels seront réellement la place et le pouvoir des salariés et de leurs représentants dans la prise de décision ? Comment garantir qu’ils ne seront pas de simples figurants ?

Certains enfin trouveront ces propositions tout simplement utopiques et irréalistes. Comment penser que l’entreprise peut poursuivre, dans la réalité des impératifs du quotidien, des buts qui ne soient pas uniquement économiques et financiers ? Cette question s’est posée en Californie et une réponse juridique vient d’être donnée dans une loi promulguée le 1er janvier 2012, qui autorise et légalise la création de flexible purpose corporations. Ces entreprises d’un type nouveau permettent aux dirigeants, si une grande partie des actionnaires les approuvent, de poursuivre des « objectifs spéciaux » (special purposes) outre celui du profit, comme des objectifs caritatifs ou environnementaux. Ces nouvelles sociétés pourront ainsi limiter les effets négatifs de leur activité en direction des salariés, des fournisseurs, des clients ou des créanciers, de la société et de l’environnement.

Finalement, un grand mérite de ce livre est d’aborder la question de l’après crise financière d’une manière originale, en avançant une solution qui n’est pas de l’ordre de la régulation des marchés et de l’activité bancaire. En nous rappelant que l’entreprise est bien plus qu’une communauté de capitaux, Armand Hatchuel et Blanche Segrestin ont écrit un livre très stimulant qui pourrait relancer le débat dans le domaine juridique mais aussi managérial sur la question des finalités de l’entreprise, de la place à accorder aux actionnaires et des structures de la prise de décision dans les entreprises. Il pourrait faire date dans le monde syndical et même conduire à une réforme juridique d’ampleur pour l’entreprise, réforme qui pourrait trouver sa place dans l’agenda politique dans les mois à venir après l’élection présidentielle.