- Comment caractérisez-vous le modèle européen, sous son aspect macro-économique ?

- Le modèle européen est remis en cause. Pour comprendre pourquoi, il est utile dans un premier temps de présenter les grandes évolutions du dernier demi-siècle, avant de s’interroger sur la nature des évolutions entraînées par les éléments nouveaux. Le modèle européen né des trente glorieuses s’est construit à partir d’un schéma de société fondé sur le plein emploi et la protection sociale. La pensée - mais aussi la réalité - des années cinquante était qu’il est possible, sans réelle difficulté, d’atteindre le plein emploi par l’expansion économique. Ce plein emploi s’exprimait par un taux de chômage de 3 % (chômage frictionnel).

Ce modèle correspondait à trois idées sous-jacentes :

  • nous sommes, à l’intérieur des frontières nationales, maîtres de notre développement économique. En France, cette idée justifiait la « planification à la française »,
  • nous sommes certains que l’expansion économique, la croissance, continueront dans la durée,
  • la croissance est assurée par le développement des grandes organisations, qu’il s’agisse des entreprises, des administrations ou des organismes sociaux.

Le salariat est alors considéré comme le modèle de l’avenir et le monde comme une confrontation entre grandes organisations structurantes : les grandes entreprises telles que Renault, l’EDF, la sidérurgie, sont considérées comme le modèle de l’avenir, elles attirent la totalité des jeunes qui sortent des grandes écoles ; c’est aussi l’époque où s’organisent les grandes administrations telles que le Ministère des Affaires sociales et où sont constitués les grands organismes sociaux comme les caisses de Sécurité sociale ou l’UNEDIC.

- Vous parlez ici de la France, est-ce vrai pour l’ensemble de l’Europe ?

- Ailleurs en Europe, ces caractéristiques sont moins accentuées mais elles existent. En Allemagne par exemple, la période Erhart est plus libérale mais fondamentalement on retrouve les idées de maîtrise du développement national, de continuité garantie de l’expansion, du développement des grandes organisations telles que la grande institution sociale allemande * dont le siège est à Nuremberg, qui est à la fois l'équivalent de l'ANPE, de l'UNEDIC, de l'AFPA et du CEREQ. Toutes les sociétés européennes se développent sur ces trois bases, qui sont aujourd’hui remises en cause.

Les fondements ébranlés

Cette remise en cause s’exprime sur les trois fondements du modèle. La nation s’est ouverte sur l’extérieur, et la société a intégré ce fait, elle a conscience de la mondialisation et du marché unique européen ; elle l’a même « trop » intégré. L’opinion publique a la grande peur des délocalisations dont le rôle macro-économique est en réalité relativement limité.

La continuité de la croissance est rompue. Et cette rupture entraîne des changements dans la conception du temps. C'est une révolution. Nous étions habitués à un temps continu, nous avions l’idée que nous étions les maîtres de ce temps, un temps sans rupture. Mais nous sommes aujourd’hui dans un monde de cassures, d’incertitudes, il n’y a plus de continuité. Le grand problème de la société française est qu’elle n’a pas le sentiment de la segmentation du temps alors que les Américains par exemple ont plus que nous la notion de cycle.

Nous sommes en crise depuis 1973, et l’état d’esprit de la société française est « nous allons sortir de la crise et reprendre un processus continu de croissance », alors que ce n’est pas vrai. Nous sommes dans une période du retour des cycles mais la société française refuse de voir que nous sommes entrés dans cette période de rupture de la continuité.

On n’assiste pas pour autant à la fin des grandes organisations mais celles-ci sont remises en cause, qu’il s’agisse des entreprises, des administrations, des institutions sociales. La grande organisation est arrivée à un point où ses coûts de fonctionnement sont très élevés. Cela conduit à la mode du « downsizing ».

Mais le modèle européen, c’est essentiellement la protection sociale, basée sur la continuité de l’emploi dans une grande organisation, sur le principe du développement prioritaire du salariat à plein temps. Ce modèle est accusé par certains - Jean-Louis Laville par exemple - d’avoir créé, à côté d’un marché du travail rigide et protégé, un deuxième marché livré à toutes les flexibilités et d’avoir ainsi engendré l’exclusion. Même si cette analyse est un peu excessive, il est vrai que ce modèle a conduit à l’externalisation d’une partie de la population, c’est-à-dire au fait que tous ceux - de plus en plus nombreux - qui n’entrent pas dans ces marques sont considérés comme « atypiques » alors qu’ils sont typiques d’un nouveau modèle.

- Ce modèle doit donc évoluer, mais comment ?

- Le concept de sustainable development que je traduis par « développement humain durable » est le concept de l’avenir. Il a pris naissance dans des lieux tels que la conférence de Rio sur l'environnement et le Sommet social de Copenhague organisés par l'ONU et se décante aujourd’hui dans cette institution et au BIT. Ce concept de « développement humain durable » est une vraie vision d’avenir, il consiste à mettre l’individu en situation d’affronter son propre avenir, son destin personnel. C’est quelque chose de très différent des grandes institutions protectrices. Mais si la fin de la sécurité ainsi garantie paraît inéluctable, les grandes institutions doivent évoluer et non disparaître.

Un grand défi du monde actuel réside dans les larges possibilités de choix offertes au consommateur. Comme salarié, il s’inquiète des délocalisations mais comme consommateur il ne renoncerait pas à acheter ses produits de base moins cher dans un hard discount. Le phénomène n’est d’ailleurs pas nouveau : déjà la théorie du « bien salarial » de Ricardo au début du XIXème siècle, constatait que l’importation de produits à bas niveau de prix permet de maintenir le niveau de vie des revenus modestes.

Un nouvel humanisme

Les partisans du concept de « développement humain durable » se disent les véritables humanistes du monde de demain, tenant compte de la mondialisation, des « job chocs », de la révolution technologique. Ils disent, et je suis d’accord avec eux, qu’il faut inventer d’autres types de relations. Les liens sociaux à établir ne peuvent plus passer par la voie royale du salariat à plein temps dans la grande entreprise mais par la création d’activités additives sur les besoins sociaux non satisfaits. D’abord il faut changer le mode de financement de la protection sociale. Il est devenu impossible que se soient l’entreprise et le salarié qui supportent tout. Le financement plus large via la CSG, le RDS, voire les impôts existants, devient indispensable.

- Toutes les solidarités doivent-elles passer par l'Etat ?

- Notre modèle de développement social avait affaibli les solidarités sociales qui existaient dans le monde rural. Or maintenant les solidarités de proximité deviennent essentielles, elles représentent ce dont les gens ont le plus besoin. Elles s’expriment par les services de proximité, les prestations à la personne, tels que l’aide aux personnes âgées dépendantes et aux familles mais aussi les prestations des comités d’entreprise d'aide à la vie quotidienne (repassage...) et les régies de quartier. Il faut financer ces services de proximité. Toutes les études sur ce sujet concluent à la double nécessité de solvabiliser la demande et de professionnaliser l’offre. Ces nouvelles formes d’activité, dites atypiques, sont typiques d’un nouveau modèle, mais incompatibles avec les grandes organisations. Il faut prendre conscience que si on solvabilise cette demande de services de proximité, on n’en solvabilise pas d’autres. Il y a des choix à faire.

Education, solidarité, productivité

Pour que le « développement humain durable » se réalise, il faut un certain nombre de conditions dont la première est une éducation de base suffisante pour rendre l’individu libre de ses mouvements intellectuels, suffisante pour que les gens aient la capacité de se retourner, de se reconvertir car ceux qui ne savent pas le faire sont aujourd’hui les sacrifiés. Cela ne veut pas dire une scolarisation jusqu’à vingt-cinq ans. C’est l’école élémentaire et le collège qui comptent le plus, et l’enseignement dans ce niveau se dégrade, en France comme dans tous les pays développés. La situation à cet égard est pire aux Etats-Unis qu’en Europe (le président Clinton considère que c’est le problème majeur de l’Amérique) mais elle est excellente en Asie. Deuxième condition, lorsque les gens sont confrontés à une difficulté, ils doivent pouvoir profiter des solidarités de proximité. Sinon c’est l’exclusion. Mais on constate une déstructuration de la famille qui crée des situations d’isolement, or l’isolement est le grand danger de la situation actuelle. On dit que l’avenir est à celui qui sait bâtir un « projet de lui-même », mais comment peut-on être maître d'un projet de soi-même par exemple quand on est responsable d’une famille monoparentale et que l'on est sans emploi, si l'on n'est pas aidé ? Il n’y a plus de repères familiaux, même si nous constatons le phénomène inattendu du retour des jeunes chez les parents. Les solidarités de proximité doivent donc prendre la place vacante. Troisième condition, la formation professionnelle au long de la vie. Il est désolant que les bilans de compétence n’aient eu qu’un succès modeste, car ils représentent une vue d’avenir.

Le dernier point est le retour à la croissance de la productivité. Nous avons la possibilité, par de nouveaux progrès techniques et par des changements dans le mode d’organisation des entreprises, d’augmenter la productivité. L'aménagement du temps de travail, éventuellement accompagné d’une réduction de ce temps, peut augmenter la productivité donc la production de richesse. C'est une voie pleine de promesses.

Evoluer pour revivre

Il faut faire évoluer le modèle européen. Refuser les changements nécessaires nous retarde : il faut accepter les évolutions qui sont inéluctables, même si elles sont douloureuses. Et tout n’est pas négatif, l’ère de l’information est créatrice d’emploi. Nous n’avons pas encore ces emplois en Europe mais ils ont commencé à se développer aux Etats-Unis. S’il y a sept ou huit ans les emplois créés aux Etats-Unis étaient de petits boulots, ceux créés aujourd’hui sont sains et de bon niveau, pour le principal. Mais la société américaine a d'autres défauts, notamment son effet de destructructuration sociale. Pour les éviter en Europe, il nous faut penser à la mise en place d’un nouveau système de solidarités qui permette ce « développement humain durable ».

* : Bundesanstalh Für Arbeit, office fédéral du travail (NDLR).