La CFDT est à la fois plurielle est organisée. Comment être un acteur présent sur les territoires et pertinent au niveau national ?

Thierry Cadart. La CFDT entend être présente au niveau local et national, sectorielle et transversale, professionnelle et sociétale. Elle est toujours balancée, dynamisée par une tension entre l’entreprise et le territoire. Le premier axe c’est la défense du salarié, en tant que subordonné. L’autre volet, c’est notre action sociétale, parce qu’un salarié est une personne et que cette unité ne se découpe pas ; comme l’entreprise vit dans un écosystème, est intégrée dans la société, un salarié est une personne vivant sur un territoire au sens où elle agit et dépend de nombreuses activités. Nous, syndicalistes, sommes attendus dans l’entreprise, mais dont le périmètre est aujourd’hui tellement éclaté que nous devons penser filières, types de contrats, responsabilités sociétales, histoire et identité… Ce qui justifie notre implantation sur ce qu’on peut appeler « territoire », dont le terme est plus large que l’espace géographique donné. Un territoire permet de donner corps à un projet et d’identifier les acteurs et les responsabilités. Cela peut paraître flou et abstrait mais nous sommes obligés d’avoir cette posture ouverte, le territoire est souvent le bon niveau d’action pour parler d’émancipation.

Nous avons poussé loin l’implantation syndicale dans l’entreprise, le lien entre action syndicale et entreprise. Depuis nos origines et la revendication de la légitimité de la section il y a cinquante ans aux réflexions actuelles sur le sens même de ce qu’est une entreprise, en passant par notre insistance pour que les TPE ne soient pas un monde à part de la régulation sociale, la CFDT a toujours fait de la démocratie d’entreprise son cap à suivre. Les expérimentations sur l’autogestion le montraient également. Nous avons poussé la révolution silencieuse de la négociation d’entreprise, faite de toujours plus d’autonomie des partenaires sociaux, de toujours plus de proximité avec le travail réel, d’élaboration de compromis. La proximité nous va bien. Voilà ce qui nous rattache au territoire. On est allé loin depuis les années 1980, du droit d’expression à celui de la déconnexion. Trop loin selon nos détracteurs, qui ont vu le « recentrage » de cette époque comme un recroquevillement sur l’entreprise et les enjeux économiques aux dépens de l’action sociétale et politique qu’on peut attendre du mouvement social. Nous n’avons pas renoncé à l’action interprofessionnelle et je dirais extra-professionnelle. Nous avons beaucoup investi dans l’entreprise et sur les militants pour défendre les conditions de travail et être à l’écoute de l’activité elle-même. Le recentrage sur l’entreprise nous a permis de nous recentrer sur la question du travail. N’est-ce pas notre raison d’être ? La CFDT n’a jamais pensé sa nécessaire implantation dans les entreprises comme un enfermement !

Cette évolution nous a permis de devenir la première organisation syndicale au point d’apparaître comme un recours dans la crise sociale actuelle.

Th. C. Nous sommes capables en effet de fabriquer du débat démocratique à grande échelle, sur le long terme et sur de très nombreux sujets. Les revendications, avant d’être portées au niveau national, sont éprouvées auprès de collectifs exigeants. La CFDT apparaît aujourd’hui comme l’organisation qu’il faut écouter et dont on attend beaucoup. Certes, mais cette analyse est faite par certains courants de pensée, pas par tous, et parfois cette attente relève d’une certaine paresse intellectuelle de la part de ces acteurs... Donc malgré notre première place et nos ambitions fortes de développement, nous restons modestes. La crise sociale actuelle ne nous a pas rapporté de flux d’adhérents ! Mais cela ne nous empêche pas d’exercer notre responsabilité. J’ai été frappé par l’appétence et la rapidité de nos structures territoriales à agir dans le « grand débat ». La participation de responsables syndicaux ou l’organisation de réunions locales ont été spontanées et solides. Cette séquence confirme notre choix d’avancer sur deux jambes : un syndicalisme de société et un syndicalisme d’entreprise. Mais n’oublions pas d’y aller avec le bulletin d’adhésion : nous pesons parce que nous sommes nombreux.

La CFDT prend sa place dans la société par le bas. Toutes les élections et les enquêtes menées par les militants ont un mot d’ordre, celui de la proximité. Par le bas, cela ne signifie pas seulement de faire du bottom-up mais de garder à l’esprit les réalités géographiques et sociales des territoires, d’expérimenter sans pour autant généraliser, de montrer ce qu’il est possible de faire. Les unions régionales, territoriales, locales et diverses formes d’implantations de la CFDT, jusqu’aux lieux plus institutionnels de dialogue social territorial ou notre participation aux projets de bassins d’emploi sont fondamentaux : il faut absolument résister à ceux qui entendent contenir les syndicats dans l’entreprise, à cette tendance trop libérale qui nous réduit à négocier dans un périmètre restreint.

Notre savoir-faire en proximité est difficile à valoriser, à nous faire apparaître comme un mouvement et une organisation.

Th. C. La CFDT a toujours eu une vision de la société. Tous les textes de congrès de syndicats, de territoires ou de secteurs le montrent. Elle doit cependant prouver ce qu’elle est capable de faire concrètement. Or, je crois que la demande sociale actuelle est porteuse. Comme nous l’a rappelé Pierre Rosanvallon, la condition sociale ne résume plus la place de l’individu dans la société. Il y a un besoin de représenter, de valoriser, de penser toutes les variables des situations. La condition d’emploi est bien moins structurante qu’hier. Or, le syndicalisme procède du salariat. Nous avons à rendre visibles les situations de l’individu aujourd’hui : le travailleur et ses multiples statuts plus ou moins précaires, le citoyen de plus en plus exigeant, le consommateur qui pense à la fois pouvoir d’achat et responsabilité écologique, la personne qui articule ses aspirations privées et son développement professionnel.

C’est pour cela que nous nous rendons visibles au-delà de l’entreprise et, je dirais, au-delà des espaces locaux institutionnels. Cette action syndicale « hors-les-murs », c’est par exemple l’animation de lieux d’écoute menée par la CFDT Occitanie qui n’a pas attendu le grand débat, c’est la participation de la CFDT Grand Est dans la reconversion du site de Fessenheim, c’est l’opération « saisonniers » et son bus à la rencontre de tous, y compris les TPE sur plusieurs départements, c’est le projet de « contrat de transition écologique » à Fos-sur-Mer, c’est l’engagement de la CFDT Pays-de-la-Loire pour une politique territoriale de l’emploi, etc. A nous de rendre visibles ces mille actions sans lesquelles nous ne serions pas numéro un. L’élection ne suffit plus à légitimer les acteurs publics, qu’ils soient politiques ou de la société civile. A nous de prendre notre part pour repenser la vitalité démocratique.