Selon une dépêche de l’Agence France Presse, le gouvernement turc a publié le 8 juillet 2018 un décret-loi limogeant 18 632 de ses fonctionnaires. Parmi eux, 199 enseignants-chercheurs universitaires dont 18 signataires de l’Appel des universitaires pour la paix sont les plus menacés. Avec les journalistes, les universitaires constituent des cibles privilégiées dans la mise au pas des institutions par le gouvernement turc pour réduire au silence toute forme d’opposition. Cette chasse aux sorcières ciblant les universitaires turcs n’est donc pas étrangère à la décision du Scholars at Risk network d’attribuer aux « universitaires pour la paix » leur prix Courage to Think Defender pour 2018 : Muzaffer Kaya de l’Université technique de Berlin and Tebessüm Yılmaz de l’Université Humboldt ont reçu le 25 avril 2017 ce prix au nom de l’ensemble des cosignataires de l’Appel des universitaires pour la paix.

Rappelons que c’est le 10 janvier 2016 que 1 128 universitaires turcs publiaient une pétition « Nous ne serons pas complices de ce crime »1 appelant leur gouvernement à l’arrêt des opérations militaires menées au Kurdistan turc et à la reprise des négociations. Malgré la diatribe du président turc Tayyip Erdoğan dénonçant les « pseudo-intellectuels » signataires de cette pétition comme « traîtres à la patrie », la pétition atteint 2 212 signataires. Parmi les présidents d’Université et les procureurs, certains zélotes du pouvoir interprètent ce propos comme une « instruction » autorisant les poursuites judiciaires : plus d’une trentaine d’enseignants-chercheurs d’universités privées sont licenciés. Une conférence de presse est organisée le 10 mars 2016 par le groupe d’Istanbul des Universitaires pour la Paix afin de protester contre ces licenciements. Les quatre porte-parole du groupe (Esra Mungan, psychologue, Muzaffer Kaya, sociologue, Meral Camcı, linguiste, et Kivanç Ersoy, mathématicien) sont placés en garde à vue, puis détenus pour « risque de fuite ». Ils sont remis en liberté le 22 avril 2016 à l’audience, le procureur abandonnant l’accusation initiale de « propagande en faveur d’une organisation terroriste » pour celle « d’insulte à la nation turque ». En octobre 2017, 148 signataires de l’Appel sont poursuivis pour « propagande en faveur d’une organisation terroriste » sur la base la loi anti-terroriste turque (n°3713, article 7/2) par le procureur İsmet Bozkurt. Lors d’auditions de la cour de justice Çağlayan d’Istanbul le 26 avril 2018, dix enseignants-chercheurs de l’Université Galatasaray, de l’Université d’Istanbul, de l’Université technique d’Istanbul et de l’Université Marmara sont jugés en seconde instance : pour neuf d’entre-eux, des peines de prison sont requises par le procureur et les demandes de renvoi pour instruction complémentaire sont rejetées. Sur 200 universitaires jugés, 13 d’entre-eux sont condamnés en première instance à des peines allant jusqu’à un an et trois mois de prison. N’ayant pas fait « déclaration de pénitence », Zübeyde Füsun Üstel, professeure à l’Université Galatasaray, est immédiatement emprisonnée.

Limogés par décret-loi…

La proclamation de l’état d’urgence, suite au coup d’Etat avorté du 15 juillet 2016, a instauré un mode de gouvernement par décret-loi. Le décret-loi est utilisé pour licencier sans possibilité de recours des dizaines de milliers de fonctionnaires : en juillet 2017, un rapport de la BBC recensait 23 427 universitaires concernés par les procédures de l’état d’urgence. En septembre 2017, Turke Purge recensait déjà 5 717 universitaires limogés et 15 universités fermées sur les 117 concernées. En mars 2018, l’ONG Human Right Watch dénombrait 112 700 personnes limogées dont 33 000 parmi le personnel du Ministère de l’Education. En pratique, les enseignants-chercheurs limogés n’ont aucune possibilité d’être recrutés dans une autre université turque, ni d’ailleurs de retrouver un emploi dans le secteur privé. De plus, ces limogeages sont souvent assortis d’un « annulation » de passeport. Ainsi, sur la vingtaine d’universitaires ayant candidaté à la 3e session de sélection du Programme d’accueil en urgence des scientifiques en exil (PAUSE), seulement six sont déjà en France ou en position de pouvoir rejoindre le territoire français. L’instauration de l’état d’urgence a permis d’amplifier la répression contre le monde académique : le bilan de l’Appel des universitaires pour la paix dénombre 380 signataires limogés par décret-loi, 76 licenciés par leur président d’université, 25 ayant remis leur démission et 21 mis à la retraite. Depuis octobre 2017, 550 enquêtes disciplinaires sont en cours d’instruction. Le pouvoir judiciaire privilégiant une stratégie d’incrimination individuelle, les cours d’assises d’Istanbul adressent les assignations à comparaître pour « crime de propagande terroriste ».

La stratégie d’intimidation des forces de sécurité turques s’attaque aux universitaires les plus éminents en ciblant la minorité kurde : Jule Sarac, rectrice de l’Université Dycle à Diyarbakir (métropole d’Anatolie à majorité kurde) est arrêtée pour des liens présumés avec le mouvement Gülen. Le 19 juillet 2016, le gouvernement turc démet de leurs fonctions les recteurs de l’Université technique Yildiz d’Istanbul, de l’Université de Yalova et de l’Université de Gazi tandis que le Conseil de l’enseignement supérieur turc (YOK) limoge 1 577 doyens de facultés publiques ou privées.

Licenciés par décret-loi, l’instituteur Semih Özakça et la maître-assistante Nuriye Gülmen entament une grève de la faim. Arrêtés lors d’un sit-in dans une avenue du centre d’Ankara pour réclamer leur réintégration, ils sont accusés d’appartenir au DHKP-C (Front du parti révolutionnaire de libération du peuple), organisation responsable d’assassinats et d’attentats. Ainsi, encourent-ils jusqu’à vingt ans d’emprisonnement. Malgré leurs cent cinquante jours de grève de la faim, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rejeté le 2 août 2017 leur demande de libération pour raisons de santé. Gülseren Yoleri, présidente de l’Association des droits de l’homme d’Istanbul est placée en garde à vue le 5 août 2017 avec quatorze autres militants pour avoir organisé des manifestations de soutien à ces deux grévistes de la faim. À Istanbul, le 19 mars 2018, la plupart des étudiants manifestant à l’Université Boğaziçi contre une célébration de la victoire militaire d’Arfin sur les forces kurdes, sont interpellés.

Le raidissement du pouvoir autocratique

Depuis la ré-élection de Tayyip Erdoğan à la Présidence turque ce 24 juin 2018, la situation s’est aggravée alors que la sortie de l’état d’urgence figure à son programme électoral. La dérive autoritaire du gouvernement turc résulte de l’accaparement du pouvoir par le Parti de la justice et du développement (AKP) qu’il préside : elle s’appuie sur les aspirations islamo-nationalistes et populistes d’une fraction conservatrice de la société turque, notamment les populations rurales d’Anatolie. Cette dérive est facilitée par les institutions issues du coup d’état de 1980 : en 1982, la junte militaire instaure la nomination des présidents d’Université par le chef de l’Etat ; de plus, pour sanctuariser la tutelle des universités, les membres du Conseil d’enseignement supérieur institué par la junte militaire sont nommés par le Président de la République. Si, au début des années 1990 la communauté universitaire obtient de classer les candidats laissant au Président le choix du candidat au sein de ce classement, les revendications pour accorder plus d’autonomie aux universités se heurtent à l’opposition systématique du Conseil national de sécurité depuis trente ans.

La protestation anti-autoritaire de la jeunesse dans 78 des 81 provinces turques en juin 2013 contre la création d’un complexe hôtelier et commercial sur le parc de Gezi (mitoyen de la place Taskim) est à l’origine du raidissement de l’AKP. Depuis 2000, les gouvernements à majorité AKP utilisaient les cadres de la communauté Gûlen pour prendre le contrôle des universités de province et du Centre turc de la recherche scientifique (Tübitak) afin d’écarter les enseignants-chercheurs de gauche ou laïques de la direction des projets de recherche. Six mois après la rupture entre l’AKP et la communauté Gûlen, le gouvernement remplace les responsables gülénistes par des enseignants-chercheurs issus de confréries rivales, voire par des universitaires proches du Parti d’action nationaliste (MHP), mouvement d’extrême-droite.

Aux termes d’une courte victoire du « oui » lors du référendum du 16 avril 2018 proposant un renforcement du pouvoir présidentiel, ce régime rassemble de facto l’ensemble des pouvoirs exécutifs entre les mains du Président. Dans le volet législatif de ce scrutin, l’alliance dominée par l’AKP a obtenu 54 % des voix alors que celle des partis d’opposition en rassemble 34 %. La ré-élection de Tayipp Erdoğan, avec 52,5 % des suffrages contre 30,7 % au social-démocrate Muharrem Ince, marque le basculement définitif du système parlementaire vers un régime présidentiel.

Malgré ces succès électoraux, la crise économique rattrape le « Reis » : depuis le début de 2018, la « lira » turque a perdu désormais 45 % de sa valeur générant une inflation annuelle d’environ 16 %. Devant un parterre d’ambassadeurs turcs réunis au palais présidentiel d’Ankara, Tayipp Erdoğan fustige une nouvelle fois ses ennemis de l’intérieur « Il y a des terroristes économiques sur les médias sociaux. Ils sont un véritable réseau de trahison ». Si le Président turc n’a pas étouffé totalement la voix des « universitaires pour la paix », compte-t-il vraiment museler l’inflation avec de telles méthodes ?

1 : https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/070116/nous-ne-serons-pas-complices-de-ce-crime