L’objet du très pédagogique rapport Combrexelle en septembre 2015, qui a fortement inspiré les « lois Rebsamen », « El Khomri » et les « ordonnances Macron », était de montrer comment faire évoluer la négociation collective pour en faire un bon outil de régulation économique et sociale. Il fallait sortir d’une logique purement juridique, formelle et institutionnelle, trop fréquente dans notre pays, pour donner très concrètement aux acteurs le goût, la volonté et la capacité, non de négocier, puisqu’ils le faisaient déjà, mais de faire de la négociation un véritable levier de transformation au service de l’emploi et de la compétitivité des entreprises. Donner plus de place à la négociation collective dans l’élaboration des normes et faire converger efficience économique et progrès social, voici une visée sur laquelle la CFDT ne peut qu’adhérer, à condition qu’il existe un rapport de force équilibré entre les partenaires sociaux, et ce également au-delà de l’entreprise.

Un rapport de force équilibré, c’est d’abord la reconnaissance mutuelle qu’il existe un « conflit des logiques »[1], inhérents au monde du travail, et que celui-ci nous fait tous progresser. La contradiction entre l’intérêt économique de l’employeur et l’aspiration au mieux vivre des salariés est normale. Mais celle-ci ne doit être ni éludée par un dialogue informel, ni réglée par le contrat de subordination. C’est le dialogue économique et social qui est nécessaire. Il faut une instance adéquate avec des représentants. Est-ce que les évolutions en matière de dialogue social de ces dix dernières années permettent ce rapport de force équilibré et la mise en œuvre de cette régulation sociale ?

 

2013-2017, trois lois et des ordonnances

En 2013 l’accord national interprofessionnel (Ani), transposé par la loi du 14 juin 2013 « relative à la sécurisation de l’emploi » est révolutionnaire car la loi LSE fait du dialogue social un levier du changement économique dans l’entreprise. Cette loi est divisée en quatre chapitres qui traduisent l’ambition portée par les partenaires sociaux et le gouvernement de concilier la nécessaire sécurisation des droits des salariés et le besoin de souplesse des entreprises. Il s’agissait notamment de lutter contre le temps partiel subi ou de généraliser la complémentaire santé pour l’ensemble des salariés. Cette loi fait en outre de nouveaux renvois à la négociation, de branche ou d’entreprise. Elle précise notamment les deux voies pour mettre en œuvre un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) : la voie négociée par laquelle les parties négocient un accord majoritaire et la voie unilatérale, déjà existante mais dans un processus rénové avec dans tous les cas un dialogue et une homologation ou validation par l’État, et plus constructif. Elle crée une nouvelle consultation du comité d’entreprise sur les orientations stratégiques de l’entreprise et sur leurs conséquences pour son activité et instaure une base de données économiques et sociales (BDES) devant permettre aux représentants des salariés de mieux exploiter et s’approprier les données de l’entreprise.

En 2015 la loi du 17 août relative au dialogue social et à l’emploi, repose elle sur cinq grands objectifs basés sur la démocratie sociale en entreprise, et le renforcement de la légitimité des représentants des salariés. Elle institue notamment une forme de représentation adaptée pour étendre aux salariés des très petites entreprises (TPE) le droit à la représentation via la création de commissions paritaires régionales interprofessionnelles. Elle renforce la lisibilité et l’efficacité des institutions représentatives du personnel, en s’adaptant davantage à la diversité des entreprises, élargit la présence de représentants des salariés dans les conseils d’administration, accorde de nouveaux droits aux représentants des salariés et améliore la reconnaissance et la qualité de leurs parcours. La sortie tardive des décrets avait retardé l’application concrète de la loi Rebsamen dans les entreprises. Et dans le contexte du débat sur la loi El Khomri l’année suivante, beaucoup de directions avaient attendu de s’assurer que les dispositifs étaient bien stabilisés. La nouvelle organisation des consultations a bouleversé un paysage assis depuis une trentaine d’années. Il a fallu du temps pour passer de 17 consultations éparses à trois blocs thématiques articulés en trois temps - sur les orientations stratégiques de l’entreprise et leurs conséquences, puis la situation économique et financière et enfin la politique sociale prend du temps, ceci sachant qu’il avait bien fallu 30 ans pour s’emparer de tous les outils de lois Auroux… De même, le regroupement des négociations autour de deux grands axes (rémunération, temps de travail et partage de la valeur ajoutée ; qualité de vie au travail et égalité professionnelle) dans les entreprises dès 11 salariés[2], nécessite du temps et des moyens d’appropriation. Enfin, la réussite de la nouvelle donne de la modernisation du dialogue social passait par une articulation étroite des consultations et des négociations, les premières devant alimenter les secondes, en termes d’analyses et de positionnement. L’un des principaux enjeux de la Loi Rebsamen était en effet de renforcer le lien entre les instances représentatives du personnel et les représentants syndicaux.

En 2016, la loi du 8 août relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, avait elle notamment pour objectif de donner plus de place à la négociation collective dans le droit du travail afin de renforcer la compétitivité de l’économie, développer l’emploi tout en garantissant de nouveaux droits aux salariés. Les deux lignes de force défendues par la CFDT face à la loi El Khomri étaient le renforcement des droits des travailleurs et l’affirmation du dialogue social comme vecteur de compromis permettant de concilier la compétitivité des entreprises - donc l’emploi - et les intérêts des salariés, en faisant confiance aux acteurs de terrain pour trouver les solutions les plus adaptées à leurs réalités. C’est l’esprit du fameux article 2 : si les conditions d’un accord majoritaire sont réunies, les modalités d’organisation du temps de travail peuvent être négociées, dans les limites ouvertes par la loi. Si tel n’est pas le cas, c’est le droit du travail actuel qui continue de s’appliquer. La loi entérine également, en les encadrant, les accords défensifs et offensifs pour l’emploi, tels qu’en ont signé STX, Renault, Michelin ou Peugeot, mais aussi nombre de plus petites entreprises qui font face aux mêmes mutations.

L’autre grand volet est l’ambition de construire des droits adaptés aux bouleversements du marché du travail. C’est l’objectif des mesures encadrant les forfaits-jours (mesure de la charge de travail, droit à la déconnexion, etc.) comme de la responsabilisation des plateformes (accidents du travail, formation professionnelle, droits syndicaux, etc.) vis-à-vis de « leurs » travailleurs lorsqu’elles dictent la nature de la relation avec les clients. Cette loi acte également un compte personnel d’activité (CPA) qui bénéficiait à tous les travailleurs - jeunes, indépendants, agents publics, salariés - dès l’âge de 16 ans jusqu’à la fin de leur vie. En outre, et la CFDT y tenait, la loi El Khomri actait le principe d’un accompagnement global et personnalisé, notamment par le biais du conseil en évolution professionnelle, pour renforcer l’effectivité de ces droits. Ainsi, ces dispositions créaient les conditions d’une régulation sociale par le biais d’un rapport de force relativement équilibré, mise à part la disposition prévoyant la consultation des salariés dans le cadre des nouvelles règles de l’accord majoritaire et malgré, et ce n’est pas un détail, le fait que l’ensemble des acteurs du dialogue social n’avaient pas encore eu la temporalité nécessaire pour assimiler et mettre en œuvre les mesures issues des lois précédentes.

Ces trois importantes lois à peine digérées, le nouveau quinquennat s’ouvre en 2017 sur des ordonnances visant à nouveau à réformer le dialogue social : articulation de l’accord d’entreprise et de branche, élargissement du champ de la négociation collective, simplification du dialogue économique et social, refonte des institutions représentatives du personnel et des règles régissant la relation de travail. Une petite révolution qui au passage réduira considérablement le nombre d’élus.

La branche est confortée dans son pouvoir de régulation sur des thèmes que la concertation a permis d’enrichir (utilisation des contrats courts, des contrats atypiques et des temps partiels). Elle garde la main sur les garanties collectives complémentaires en matière de protection sociale, les régimes de prévoyance. La reforme unifie le régime juridique des accords d’entreprise dérogatoires aux contrats de travail (les accords de réduction du temps de travail, les accords de mobilité interne, de préservation et de développement de l’emploi, d’aménagement du temps de travail et de maintien de l’emploi) au profit d’un nouveau type d’accord d’entreprise majoritaire appelé accord de performance collective (APC) dont les dispositions s’imposeront à celles du contrat de travail, même plus favorables… Un refus du salarié est considéré comme un motif de licenciement ! Pour la CFDT, les conditions pour négocier ce type d’accords APC, c’est d’avoir déjà un dialogue économique et social mature, entre acteurs formés, basé sur le respect mutuel, la confiance, la loyauté et un rapport de force équilibré. Cela implique notamment un accord de méthode, un recours à l’expertise, une information claire sur la situation de l’entreprise qui pourrait conduire à la signature de ce type d’accord en toute connaissance de cause, un préambule qui détermine clairement l’objectif de l’accord avec des indicateurs de suivi et de résultats de ce qu’il génère lors de sa mise en œuvre et des contreparties. Or, force est de constater que les conditions dans lesquelles les négociations des quelques 300 accords signés à ce jour sont loin d’être celles permettant un réel dialogue économique et social de qualité.

Concernant les négociations obligatoires d’entreprise, les thèmes suivants doivent être négociés au moins une fois tous les 4 ans : la rémunération, le temps de travail et le partage de la valeur ajoutée ; la qualité de vie au travail (QVT) et l’égalité professionnelle ; la GPEC. L’employeur et les organisations syndicales représentatives peuvent négocier le calendrier, la périodicité, les thèmes et les modalités de négociation. Les négociateurs deviennent maîtres de l’agenda social dans l’entreprise, à condition… qu’il y ait des acteurs : dans les entreprises dépourvues de délégué syndical, dans les TPE, l’employeur peut désormais, sans passer par le mandatement, proposer directement aux salariés un projet d’accord ou un avenant de révision. Pour être considéré comme un accord d’entreprise valide, le texte unilatéral de l’employeur ou l’avenant de révision devra être approuvé par la majorité des deux tiers du personnel. Cela revient à donner le pouvoir unilatéral à l’employeur de déroger à l’ensemble des thèmes ouverts à la négociation collective par le Code du travail. Un premier bilan en décembre 2019 édité par la Dares confirme l’emprise unilatérale de l’employeur pour les deux tiers des accords. Il confirme les profondes réticences et mises en garde de la CFDT. Les ordonnances Macron, récusant la logique de mandattement longtemps utiles aux salariés et à la qualité de la régulation, témoignent d’une vision passéiste du syndicalisme. La suppression de l’instance de dialogue social dans les réseaux de franchise a privé des milliers de salariés d’un dialogue social qui devait apporter les informations, les perspectives, les mobilités, les droits sociaux auxquels pouvaient prétendre les salariés en contrepartie de leur travail qui fait grandir les marques.

Enfin, la fusion des instances DP, CE et CHSCT en Comité social et économique (CSE), serpent de mer du débat social depuis dix ans, porte le risque réel, pointé dès le début par la CFDT, d’induire un éloignement de l’instance des travailleurs qu’elle a vocation à représenter. Ceci, d’autant que la représentation de chaque établissement au sein du CSE central n’était plus garantie. Le peu d’empressement des directions à mettre en place des représentants de proximité, lorsque cela s’avère utile, n’a pas permis de lutter contre cet éloignement. Au-delà un manque criant crédits d’heures de délégation et de mandats pour que le droit soit effectif dans bon nombre d’entreprises, ce sont bien sur des préorogatives essentielles (Périmètres, Recours et financement de l’expertise, périodicité annuelle des informations - consultations, délai, temps nécessaire pour analyser et proposer des alternatives) que de très nombreuses équipes ont dû lâcher du lest pour éviter davantage de casse avec, comme épée de Damoclès lors des négociations, l’application d’un supplétif extrêmement bas. Les conditions permettant une montée en compétences des suppléants n’est plus assurée dans une très grande majorité d’entreprises. L’obligation de sécurité qui incombe aux employeurs est-elle respectée dans ce nouveau cadre ? La prévention, l’anticipation, la régulation en matière de santé au travail ne sont-ils pas des leviers majeurs d’un rapport de force équilibré.

 

Accompagner les militants CFDT

Le renforcement du rôle des acteurs sociaux n’est pas un affaiblissement de la démocratie, bien au contraire : si on laisse la place à la démocratie sociale, la démocratie politique gagne en pertinence et en efficacité. Comme le dit notre résolution de Rennes, notre capacité CFDT à peser dépendra du rapport de forces que nous saurons construire par le nombre de nos adhérents, notre représentativité, notre proximité avec les travailleurs, notre capacité à nous engager comme par la qualité de nos propositions.

La CFDT a porté ce mouvement visant à donner plus de place à la négociation collective dans l’élaboration des normes et faire converger efficience économique et progrès social et ce aux bénéfices des travailleuses et travailleurs. Or, force est de constater que, depuis deux ans et demi, le cadre imposé qui a pour philosophie de promouvoir les accords mais aussi la décision unilatérale de l’employeur en cas d’absence d’accord ne donne pas les moyens de consolider les acteurs sociaux. Hormis quelques accords de mise en place du CSE qui favoriseront la mise en œuvre d’un dialogue économique et social de qualité dans les entreprises, la CFDT acte un net recul du dialogue social local dans notre pays. Quel parallèle avec la méthode exercée au niveau national pour la réforme des retraites !

La réforme Macron du dialogue social local a manqué sa cible, contrairement à des objectifs affichés ambitieux. Comment recréer un rapport de force moins déséquilibré ? Comment recréer de la régulation sociale au bénéfice des travailleuses et travailleurs ? Quelques pistes peuvent sembler logiques. Parmi elles, bien évidemment, la formation syndicale, le développement du droit à l’accompagnement par la CFDT au travers le dispositif ARC (Accompagnement – Ressources – Conseils), le développement des formations communes (qui ont pour objectif de favoriser une culture du dialogue social et de la négociation et de renforcer les parties prenantes de ce dialogue social) et bien sûr le développement syndical.

Nous devons investir pleinement dans le cadre des observatoires d’analyse et d’appui au dialogue social et à la négociation (dont l’objectif est de favoriser et encourager le développement du dialogue social et de la négociation collective dans les TPE et PME, plus sujettes à être dépourvues de présence syndicale). En entreprise, au quotidien, c’est notre organisation collective et la vigilance sur les trois points suivants qui permettront, notamment, dans ce cadre contraint, quand certains leviers sont possibles, d’avoir un rapport de force moins déséquilibré : (1) la préservation de notre niveau d’expertise (avec une vigilance accrue sur le temps accordé aux sujets santé et sécurité ; une organisation en groupe de travail repensée avec un encouragement des élus à devenir responsables d’une problématique spécifique ; la réalisation systématique de sessions préparatoires aux réunions de CSE), (2) l’optimisation des moments d’échange avec les directions, et (3) la qualité du partage d’informations. Qu’il y ait eu accord de mise en place de CSE ou pas, les équipes CFDT devront tout miser sur les négociations lors du renouvellement du CSE. Au-delà des complexes changements de règles, c’est la conviction qu’il faut soutenir les acteurs. La qualité de la régulation économique et sociale est un sport de combat, local et à long terme, en phase avec les engagements des militants, au-delà des rythmes politiques. Le conflit des logiques exige des acteurs convaincus de ses bénéfices. La CFDT est en capacité de dire comment quelles sont sur le terrain, les conséquences de ces réformes, les problèmes qui se posent avec ce cadre contraint pour les militants. Toutes les organisations CFDT font leur maximum pour accompagner les équipes au quotidien, notamment par la mobilisation du nouveau dispositif ARC. Nous nous devons de consolider le plus de remontées possibles pour mettre à plat, point par point, ce qui doit être corrigé. Il n’y a pas de réforme sans évaluation et des propositions alternatives, pour anticiper la suite et tout en gardant la cohérence qui est la nôtre.

 

[1] L’expression est de Jean-Paul Murcier, responsable du service juridique de la CFDT dans les années 1970. Cf. Action juridique CFDT, « Le conflit des logiques. Le terrain des faits et celui du droit », sept. 1979.

[2] Auxquels s’ajoute, dans celles de 300 et plus, une négociation triennale obligatoire sur la gestion prévisionnelle des emplois et des parcours professionnels.