La France a massivement désindustrialisé son produit intérieur brut (PIB) et sa population active à partir des années 1980 : la part de la production industrielle dans le PIB est ainsi passée de 20 à 12%, tandis que l’emploi industriel chutait de 5,3 à 3,2 millions de salariés. Cette érosion du tissu industriel français s’est notamment manifestée par des crises sectorielles (charbon, acier, textile, automobile, nucléaire…), des fermetures d’usines ou encore des démantèlements de grands groupes. Cependant, cette désindustrialisation ne se réduit pas à un phénomène d’attrition quantitative : l’industrie française n’a pas seulement maigri, elle a aussi et surtout changé de visage.
Tout d’abord, cette désindustrialisation n’est pas homogène d’un point de vue sectoriel et géographique. L’industrie française de 2019 est plus spécialisée : auparavant relativement généraliste, la France a sensiblement accru sa spécialisation dans les secteurs à fort contenu technologique, notamment dans l’aéronautique et la pharmacie, qui sont les seuls secteurs en croissance entre 2000 et 2016 (respectivement +87 % et + 72%, en terme de valeur ajoutée). À l’inverse, les branches de moyenne et basse technologies ont connu une forte érosion, en particulier dans l’automobile (-28 %) et le textile (-51 %). La production automobile française a diminué de 40 % depuis son pic de 2004, devrait connaître une nouvelle chute de 22% en 2020 avec le transfert de près de 240 000 véhicules aux usines marocaines, espagnoles et allemandes des constructeurs implantés dans l’hexagone. Ces tendances inverses s’équilibrent à peine – la production industrielle française en volume a diminué de 3% depuis 2000. Cette concentration de la production industrielle sur quelques secteurs est un phénomène observable dans la quasi-totalité de l’OCDE, qui résulte en grande partie du développement du commerce international :
dans un monde sans frontière (juridique, douanière, monétaire ou normative), la dispersion des activités d’un même secteur n’a plus lieu d’être, et les activités de production ont tendance à s’agglomérer là où les avantages comparatifs du secteur (qualité du tissu industriel, compétences disponibles, centres de R&D, etc.) sont les plus importants.
La performance industrielle de l’économie allemande, spécialisée sur les branches de moyenne technologie, rappelle également que le niveau de gamme et le niveau technologique sont deux choses différentes. Il s’agit notamment de ne plus opposer le caractère stratégique des industries de haute technologie à la banalité des industries traditionnelles. De ce point de vue, la résurgence des logiques de puissance et du regain de protectionnisme qui l’accompagne constituent un violent rappel à l’ordre pour des économies qui ont perdu la capacité d’industrialiser des productions stratégiques à faible contenu technologique (ou au stade de technologie mature) dans les domaines de la défense, de la santé, de l’énergie ou de la mobilité. Il en va de même pour la focalisation sur les métiers à la frontière technologique : jusqu’ici, les difficultés de réalisation de l’EPR de Flamanville résultent davantage de difficultés à couler du béton et à souder des tuyaux que de difficultés d’ingénierie nucléaire.
L’empreinte spatiale de l’industrie française a également changé. Alors qu’elle apparaissait relativement concentrée sur quelques territoires spécialisés (Grand Est, Hauts-de-France, Auvergne-Rhône Alpes et Île-de-France) au début des années 1980, l’industrie française est aujourd’hui répartie de façon plus homogène, au prix d’un coûteux réajustement : à la dépression des régions du Nord-Est où la part des emplois industriels a été divisée par deux répond aujourd’hui le dynamisme industriel de la façade Ouest, bien visible dans les bassins d’activité de la Roche-sur-Yon ou de La Ferté-Bernard par exemple.
Ensuite, l’industrie française de 2019 est bien plus productive que celle de 1980 : la production en volume a en effet presque doublé ! Un tel dynamisme contraste avec le vocable de désindustrialisation, et semble paradoxal. L’industrie est un secteur où les gains de productivité sont plus élevés que dans le reste de l’économie, grâce au progrès technique mais aussi à la recherche constante d’efficacité sous la pression de la concurrence internationale plus forte que dans les activités de service traditionnelles. Ces gains de productivité font chuter le coût de production (donc mécaniquement la valeur de la production industrielle dans le PIB) ainsi que le nombre d’emplois pour une production donnée. À l’image de l’agriculture, une industrie efficace génère relativement moins de richesses et emploie moins de salariés. Par conséquent, le monde entier se désindustrialise, et les pays les plus industriels comme la Chine ou l’Allemagne ne font que maintenir la part de l’industrie dans leur PIB et leur population active.
Notons cependant que la désindustrialisation française tient également à une perte de parts de marché pour les usines françaises, à la fois sur les marchés nationaux et internationaux. Cette dégradation s’observe notamment à travers le solde négatif de la balance commerciale et une désindustrialisation plus brutale que dans les économies comparables. Les difficultés que rencontrent les entreprises industrielles françaises dans un contexte de concurrence internationale sont à l’origine du quart des suppressions d’emplois industriels sur la période récente en France. Le pays souffre en effet d’un déficit de compétitivité depuis le début des années 2000 : d’abord un déficit de compétitivité-prix entre 2000 et 2007 (en particulier vis-à-vis de l’Allemagne qui pratiquait une politique de modération salariale) puis un déficit de compétitivité hors-prix (niveau de gamme, organisation des entreprises, R&D, etc.) qui perdure aujourd’hui – la France a sensiblement amélioré sa compétitivité-prix depuis 2015, mais ne parvient pas pour autant à gagner des parts de marché… Pourtant, les entreprises industrielles françaises investissent davantage que leurs consœurs européennes (et allemandes), mais investissent sensiblement plus que les autres dans l’immatériel (R&D, brevets, logiciel, publicité), au détriment des machines et des équipements. Il semblerait que les entreprises françaises aient adopté un modèle productif « sans usine en France » : elles conçoivent leurs produits en France avec des équipes de chercheurs, de designers et de concepteurs, tout en délocalisant leur production dans des pays à moindre coût. Cette stratégie expliquerait la simultanéité de piètres performances françaises à l’export et une profitabilité au plus haut pour les grands groupes français. C’est donc aussi la culture industrielle qui s’est érodée en France depuis 1980.
Par ailleurs, les entreprises industrielles de 2019 sont globalisées. Les multinationales de 1980 n’ont pas grand chose à voir avec leurs contemporaines. Les groupes industriels d’alors se projetaient à l’international avec des filiales de commercialisation et parfois des usines destinées à contourner les barrières douanières. Depuis, nous sommes passés d’un commerce de biens à un commerce de tâches, et les processus de production sont éclatés entre de multiples entités juridiques réparties sur la totalité du globe. De l’Airbus à l’Iphone en passant par la tomate en conserve, les biens industriels du 21ème siècle sont « Made in monde », et impliquent de multiples entreprises issues de différents secteurs. Ce phénomène est loin de ne concerner que les grands groupes : une entreprise industrielle française de plus de 50 salariés sur quatre sous-traite une partie de son activité à l’étranger, et une sur trois fait appel à une filiale étrangère dans son processus de production. L’ouverture des frontières et le numérique offrent une force de projection considérable à de petites entreprise. C’est ainsi qu’une PME de l’Ain spécialisée dans le mobilier d’extérieur meuble aujourd’hui le jardin du Luxembourg à Paris, Times Square à New-York et le Campus d’Harvard à Cambridge. Dans le même temps, la globalisation se traduit par une concurrence accrue (et parfois déloyale) et invite les entreprises à adopter des stratégies d’adaptation plus ou moins favorables : si les entreprises allemandes ont surtout étendu leurs chaînes de valeur aux pays d’Europe de l’Est tout en conservant conception et assemblage en Allemagne, tandis que les entreprises françaises ont adopté un modèle davantage axé sur la délocalisation pure et simple.
Les entreprises industrielles de 2019 sont également plus « industrielles » que celles de 1980 : elles ont massivement externalisé de nombreuses activités de service (comptabilité, gestion RH, nettoyage, informatique) qui apparaissaient jusqu’alors dans le champ industriel et ont développé l’emploi intérimaire (comptabilisé dans les services alors que la moitié d’entre eux sont dans l’industrie). Par conséquent, la part de l’activité proprement industrielle dans leur valeur ajoutée et la part des métiers industriels dans leurs effectifs sont plus importantes.
Paradoxalement, les entreprises industrielles sont également plus « servicielles » : elles « servicisent »
de plus en plus leur cœur de métier, la production industrielle. La vente de services par les entreprises industrielles n’est pas un phénomène nouveau : la maintenance ou encore le financement constituent des services proposés depuis longtemps par les entreprises. Cependant, le poids des services dans le chiffre d’affaire des entreprises manufacturières atteint aujourd’hui plus de 10%, et plus d’une entreprise industrielle sur quatre ne vend que des services !
Ce phénomène va s’intensifier avec le développement de « l’économie de la fonctionnalité » : le client de demain n’achètera plus un bien mais la fourniture d’un service par un bien qui reste la propriété de son fournisseur. Par exemple, dans l’aéronautique, Safran vend des heures de vol plutôt que son moteur Leap, Michelin un nombre d’atterrissages plutôt que des pneus, etc. Ce montage est gagnant-gagnant : il rassure le client qui se voit garantir un coût d’usage, et permet au fournisseur d’améliorer continuellement son offre grâce à la connaissance des besoins clients. Symétriquement, les activités de service tendent à s’industrialiser, comme l’illustre la Nouvelle économie. Les entrepôts d’Amazon sont comparables aux usines automobiles les plus sophistiquées. Les centres de données des moteurs de recherche et le cloud informatique imposent de fortes immobilisations (fermes de serveurs, systèmes de refroidissement, sites sécurisés etc.) semblables aux sites industriels traditionnels. Les économies d’échelle et les gains de productivité sont également au cœur des modèles économiques. Au total, nous assistons à une forme d’hybridation par laquelle les entreprises industrielles et les entreprises de services finissent par se confondre. Enfin, évoquons l’impact des nouvelles technologies sur les métiers de l’industrie : le potentiel d’automatisation des tâches devrait sensiblement augmenter grâce aux progrès de l’intelligence artificielle et de la robotique, et le travail industriel devrait se déplacer d’un rôle productif actif à un rôle support ou transverse, moins physique et plus collaboratif, parfois à distance. Finalement, métiers de production et métiers de service pourraient là-aussi converger vers des environnements métier ou des compétences partagés.
L’écosystème industriel s’est également complexifié. Les PME et ETI de 2019 ne sont plus systématiquement les vassales de quelques donneurs d’ordres. Elles sont aujourd’hui intégrées dans des réseaux productifs complexes où coexistent collaboration et logiques de marché. Elles entretiennent des liens d’interdépendance avec leurs donneurs d’ordres, et diversifient de plus en plus leurs marchés. Dans la filière aéronautique française, de nombreux équipementiers travaillent aussi bien pour Airbus que pour Boeing ou Embraer. La capacité à concevoir et produire des produits complexes et innovants n’est plus l’apanage de quelques grandes entreprises. Par ailleurs, de nouveaux créneaux apparaissent dans les chaînes de valeur, notamment à l’interface avec le marché : c’est l’avènement de l’économie des plateformes. Dans ce contexte, des pure players du numérique pourraient demain être le donneur d’ordre des constructeurs automobiles. Symétriquement, l’organisation des grandes entreprises a évolué : la PME ou l’ETI indépendante n’apparaît pas toujours bien différente de la business unit d’un grand groupe, à la fois dans ses processus et sa stratégie. Les grandes entreprises sont de plus en plus gérées comme un portefeuille d’actifs, un ensemble de filiales plus ou moins cohérent, dont le périmètre évolue constamment, au gré des restructurations et des acquisitions. Dans un tel contexte, le site industriel d’un grand groupe est seul, il doit assurer sa défense, penser son avenir dans ou en dehors de son entreprise actuelle. Pour toutes ces raisons, il convient de poser un regard neuf sur le tissu productif, et de ne plus opposer grands groupes et PME.
Cette industrie de 2019 est donc radicalement différente de celle de 1980, et ne peut être appréhendée comme une simple réduction de cette dernière. Elle est plus spécialisée, plus productive, à la fois plus industrielle et plus servicielle, globalisée et moins concentrée géographiquement à l’échelle de l’hexagone, joue davantage la complémentarité entre les types d’entreprises (industrie et service mais aussi PME et grandes entreprises). Au total, la désindustrialisation se confond largement avec une mutation de l’industrie.