Cette édition revue et augmentée dans un format poche met à disposition des lecteurs une réflexion qui se propose d’échapper à l’économisme qui domine notre société. Cet économisme se présente sous la forme d’une contrainte exercée par les forces économiques qui nous condamnent à l’impuissance.

À cet effet, l’ouvrage se propose d’interroger les fondements de l’économie d’abord dans les principes comptables qui régissent le fonctionnement des entreprises, constatant que le capital humain est absent de leurs livres de comptes. Situation d’autant plus paradoxale que la nouvelle économie repose de plus en plus sur le « capital humain ».

Dans son œuvre « Richesse des nations », Adam Smith se montre très critique vis à vis des revenus tirés du capital. Pour lui, le libre jeu du marché doit assurer une certaine forme d’égalité devant la sélection opérée par la concurrence. À l’instar d’Adam Smith, l’auteure considère que la richesse économique provient du travail et non du capital car, selon elle, le travail est source théorique de toute richesse. Du constat d’un travail dévalorisé, on passe ainsi à la problématique de la valeur-travail où le travail n’est plus seulement considéré comme une charge mais serait traité sur un pied d’égalité avec le capital de façon plus cohérente avec les fondamentaux du libéralisme.

Imposée par l’idéologie économiste, l’impuissance politique face à la contrainte du marché constitue une constante de l’histoire du capitalisme en tant que système. Selon l’ouvrage, cette contrainte appliquée au travail déséquilibre le rapport de forces entre employeurs et employés, accentuant le risque du déclassement social et débouchant in fine sur la soumission des individus. Ceci conduit l’auteure à revisiter la notion de libéralisme économique. Présentant le libéralisme comme une théorie de la neutralité entre capital et travail, l’auteure fait le procès de la domination idéologique de l’économie de marché en montrant que ses règles de fonctionnement ne s’appuient guère sur la neutralité et l’ouverture prônées par la théorie libérale.

Dans une remise en cause visant à repenser la discipline économique, l’ouvrage critique l’usage qui est fait des mathématiques au sein du modèle néoclassique : elle dénonce l’irréalisme des paradigmes de l’école marginaliste (agents parfaitement rationnels dotés d’une connaissance parfaite des marchés) sur lesquels s’appuient ce modèle néoclassique. L’auteure propose de construire une science économique qui ouvre la possibilité de choix individuels tenant compte de nos préférences sociales sans devoir nous limiter à un comportement « d’idiot rationnel ».

Dès lors, selon l’ouvrage, le débat sur la construction du réel redevient possible : la redéfinition du rôle des acteurs économiques dégage de nouveaux horizons pour le travail. Ainsi, dans l’entreprise, la redéfinition des normes comptables s’avère indispensable pour intégrer les facteurs immatériels à la valeur de l’entreprise. Cependant, l’apport des salariés à la valorisation des actifs immatériels n’a guère progressé dans les réglementations internationales. Dans ce contexte, l’auteure propose la création d’un actif salarial contractuel matérialisant la valeur du travail salarié en tant que facteur productif et trouvant sa contrepartie dans des fonds propres salariaux, partie intégrante des réserves de l’entreprise. Le travail ne serait plus seulement une charge inscrite au compte de résultats mais figurerait désormais au bilan comme élément constitutif de la valeur de l’entreprise.

Cette nouvelle norme comptable viendrait consolider le pouvoir des salariés au sein de la gouvernance d’entreprise, notamment dans leur participation aux conseils d’administration et aux comités d’entreprise. En France, leur part de représentation au sein de ces organes de gouvernance (25%) reste loin de ce qui est pratiqué en Allemagne selon le modèle de la codétermination (Mitbestimmung).

L’auteure plaide également pour une redéfinition du rôle de l’État, non plus seulement re-distributeur mais également créateur de richesses. Ainsi, dans les comparaisons internationales, la part des prélèvements obligatoires ne saurait être jugée en dehors de ce qu’ils financent car les missions de service public assurées par l’État ont une valeur économique croissante. Qu’il s’agisse de la santé, d’assurance-chômage ou des retraites, ses missions de solidarité et de prévention sont essentielles dans les économies modernes.

La mesure de la richesse est également abordée par l’ouvrage avec une critique du produit intérieur brut comme indicateur économique, car la redistribution des richesses est aussi importante que leur accumulation. Les outils statistiques existants doivent permettre d’analyser les évolutions non seulement en termes de croissance ou d’accumulation de richesses, mais aussi de création, d’échanges et de redistribution avec des mesures davantage centrées sur le bien-être des populations.

Enfin, l’ouvrage nous invite à repenser la place des institutions internationales dans un contexte de mondialisation économique qui tend à faire reculer les droits du travail et les droits sociaux. De ce point de vue, la lutte contre le changement climatique apparaît comme une opportunité pour que l’homo economicus ne soit plus seulement légitime en tant qu’actionnaire de référence mais aussi en tant que consommateur et salarié.

La postface de l’ouvrage revient sur la crise financière de 2008, s’étonnant de la capacité de résilience du capitalisme financier tout en soulignant les risques que fait peser sur l’économie réelle l’interconnexion des marchés financiers. La dynamique d’innovation d’Internet pourrait sembler libérale aux yeux de l’auteure si elle n’était captée par les oligopoles du numérique. Dans un monde post-pandémique, la question écologique apparaît comme une nouvelle frontière de l’économie susceptible d’être dépassée par de nouveaux rapports entre travail et capital : le nouveau modèle d’entreprise à mission répondra-t-il aux attentes de l’auteure ?

 Les mouvements de lutte actuels se déclarent plus aisément anti-capitalistes qu’anti-libéraux : l’auteure y voit un espoir que nous puissions reconstruire, sur les fondement d’un libéralisme mieux compris comme espace de neutralité, une économie de marché « qui ne nous gouverne pas mais que nous gouvernerions nous-mêmes ».

Peut-on être libéral et anti-capitaliste ? Influencés par la philosophie de John Locke, père du libéralisme politique, bien des auteurs, et non des moindres, ont tenté de répondre à cette question. Sur le plan des normes de l’échange, l’essai de Valérie Charolles contribue à replacer le libéralisme au cœur du débat politique.