1. Un travailleur indépendant est indépendant

Il n’est pas douteux qu’un certain nombre de travailleurs très qualifiés ayant le statut de cadre, naguère salariés des entreprises au service desquelles ils se plaçaient, se sont mis à leur compte ou souhaitent le faire. Le droit du travail indépendant les y encourage beaucoup.

C’est ainsi que l’exercice en société d’une activité indépendante en interposant une personne morale entre le travailleur et son donneur d’ordre a été facilité par la diversification des formes de sociétés ou la simplification de leur régime juridique : entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL), société d’exercice libéral à responsabilité limitée, société par action simplifiée unipersonnelle, Scop etc. Ces sociétés très particulières sont utilisées, conformément aux objectifs du législateur, comme des patrimoines d’affectation dans lesquels l’actif et le passif professionnels du travailleur sont dissociés de son patrimoine personnel. Mais ce ne sont pas à proprement parler des entreprises (pas de salariés, pas d’organisation propre, une activité indissociable de celle de leur dirigeant unique, un siège social au domicile de l’intéressé). Ce sont encore moins des entreprises capitalistiques puisque certaines de ces structures requièrent peu de capital social et un investissement minime pour débuter l’activité.

L’exercice d’une activité indépendante a également été incité par la mise en place de statuts qui permettent à une personne physique d’exercer une activité indépendante en nom propre sans contrainte administrative excessive, parfois avec une fiscalité avantageuse : micro-entreprenariat, entreprise individuelle à responsabilité limitée (EIRL). Certaines activités peuvent aussi être portées par un tiers qui confère au travailleur tout ou partie du statut du salariat : portage salarial, coopérative d’activité et d’emploi, contrat d’appui au projet d’entreprise.

L’évolution du travail indépendant fait l’objet d’études et de publications scientifiques, elle donne lieu à d’âpres débats dans la presse généraliste et spécialisée. Des lobbys encouragent son développement tandis que les syndicats redoutent ses effets délétères sur les relations de travail et la protection sociale. Pour autant les statistiques n’enregistrent pas d’émigration massive du salariat vers l’indépendance. Il existe manifestement un décalage d’une part entre le phénomène lui-même et d’autre part la réalité surfaite que l’on perçoit du travail indépendant, sans doute en raison de l’image valorisante qui en est véhiculée (l’autonomie, l’accomplissement de soi, l’émancipation, le sentiment d’œuvrer et non de travailler, la maîtrise de sa vie professionnelle), et de la fascination (mais aussi la crainte) qu’exercent les moyens technologiques qui en facilitent l’exercice (les fameuses plateformes de mise en relation électronique notamment).

En réalité, au plan juridique plusieurs règles rendent difficile la transformation d’un emploi salarié en emploi indépendant, même lorsque l’intéressé jouit d’une grande autonomie d’exercice dans ses fonctions, ce qui est le cas des cadres. En effet la définition du travailleur indépendant est assez restrictive : est « présumé travailleur indépendant celui dont les conditions de travail sont définies exclusivement par lui-même ou par le contrat les définissant avec son donneur d’ordre » (C. trav., art. L. 8221-6-1). Dès lors que de telles conditions de travail sont fixées par le donneur d’ordre et non par le travailleur lui-même ou dès lors que ces conditions ne figurent pas dans le contrat qui les lie, la présomption peut être renversée et l’emploi doit être requalifié en travail salarié. En outre même si le travailleur est immatriculé à un registre ou à un répertoire obligatoire en qualité d’indépendant « L’existence d’un contrat de travail peut toutefois être établie lorsque les [intéressés] fournissent directement ou par une personne interposée des prestations à un donneur d’ordre dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard de celui-ci » (C. trav., art. L. 8221-6, II). Le législateur a certes tenté de créer une présomption irréfragable de non salariat des travailleurs des plateformes de mise en relation électronique. Mais cette mesure qui figurait dans la loi du 24 décembre 2019 a été censurée par le Conseil constitutionnel[1].

À cette règle s’ajoute la jurisprudence des célèbres arrêts de la Cour de cassation, l’un d’assemblée plénière du 4 mars 1983 qui décide que « la seule volonté des parties [est] impuissante à soustraire [le salarié] au statut social qui découle nécessairement des conditions d’accomplissement de son travail[2] », et l’autre de la chambre sociale qui juge que « l’existence d’une relation de travail salarié ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs »[3].

En cas de litige doivent donc être appliqués les critères de définition du contrat de travail retenus par l’arrêt de principe « Société générale » du 13 novembre 1996[4] dont la Cour de cassation ne s’est jamais écartée depuis, notamment dans les arrêts « Take Eat Easy » du 28 novembre 2018[5] et « Uber » du 4 mars 2020[6]. Aux termes de ces arrêts « Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».

Pour le dire de manière tautologique un travailleur indépendant… est donc indépendant ou, à défaut, doit être considéré comme un salarié. La conclusion d’un contrat apparent de prestations de services (faux indépendants) masque le plus souvent une fraude au droit du travail et aux cotisations et contributions de sécurité sociale : recherche d’une flexibilité accrue grâce au travail « à la mission » qui s’apparente dans certains cas à du tâcheronnage, voire à du sous-emploi, volonté de s’affranchir des règles du contrat à durée déterminée et des dispositions relatives au licenciement, d’abaisser les charges sociales, de diminuer l’effectif du personnel, de faire travailler de la main-d’œuvre hors des locaux de l’entreprise sans appliquer les règles de sécurité et de santé au travail, etc.

La catégorie des cadres encadrants est peu affectée par un risque de fuite vers l’indépendance. L’émigration légale (vrais indépendants) concerne plutôt des cadres non encadrants qui exercent des métiers très techniques (informatique, contrôle de gestion, comptabilité, certaines fonctions des ressources humaines). Mais peut-être faut-il s’inquiéter d’autres formes d’organisation, notamment de la création de sociétés importantes qui sous-traiteraient des services entiers de l’entreprise, comme c’est déjà le cas des services généraux qui sont systématiquement confiés à des entreprises de facility management. Les cadres ou non cadres autonomes ne deviendraient pas indépendants mais seraient salariés par ces sous-traitants dont on peut penser qu’ils n’appliqueraient pas les mêmes conventions collectives que leur client. La tendance à la segmentation de l’organisation de l’entreprise et à l’autonomisation des personnels pourrait faciliter ce type de stratégie qui mettrait fin à l’idée même de collectivité de travail. Elle se reconstituerait alors de manière dégradée dans les entreprises sous-traitantes.

 

  1. Les injonctions à être autonome enjoignent

Il est parfois dit que les critères de la subordination juridique ne seraient plus adaptés à la nature des liens qui unissent les salariés en général, et les cadres en particulier, à leur entreprise. Le travail serait de moins en moins exécuté sous l’autorité de l’employeur en raison de la pratique du management « par objectifs ». L’autonomie conférée aux cadres rendrait obsolètes les ordres et les directives, et par voie de conséquence le contrôle de leur exécution. Ne resteraient que les sanctions des manquements, mais qui deviendraient quasi-inutiles puisque l’obligation de résultat à laquelle les intéressés sont tenus simplifie les constats : l’objectif est atteint ou pas (la sanction est le plus souvent financière car la rémunération est en partie subordonnée à l’atteinte des objectifs). Mais fixer un objectif à un cadre est un ordre. L’injonction d’être autonome… enjoint. Transformer une obligation de moyen en une obligation de résultat est toujours une obligation résultant d’une directive. Vérifier que l’objectif est atteint reste un contrôle de l’exécution du travail. La baisse de la rémunération est la sanction d’une exécution défectueuse.

Comment ces évolutions du management se traduisent-elles juridiquement ? La lecture des grilles de classification, notamment celles à critères classants qui sont très détaillées, les révèlent assez fidèlement en montrant qu’en changeant de nature, la subordination s’en trouve certainement renforcée, de même que la pression exercée sur les salariés sous couvert d’une plus grande autonomie et de liberté d’initiative.

Prenons l’exemple de la grille de classification à critères classants d’une CCN comportant 6 critères classants, chacun étant décliné en 9 degrés. Le degré n° 9 (donc le plus élevé applicable à un cadre) du critère « Initiative/Autonomie » est ainsi rédigé : « Travail réalisé à partir de politiques fixant des objectifs à atteindre à long terme. L’emploi requiert la définition des méthodes et procédés à mettre en œuvre ». Le cadre reçoit une injonction de résultat (l’objectif) et lui donne une liberté de moyens (l’intéressé définit les méthodes et procédés à mettre en œuvre). Dans le degré n° 8 la politique fixant les objectifs devient un « programme fixant des objectifs » et l’activité requiert « le choix des méthodes et procédés à mettre en œuvre, souvent prédéfinis pour réaliser les objectifs et mettre en œuvre la stratégie de l’entreprise ». La seule lecture de la grille suffit à comprendre la pression exercée sur l’intéressé qui, sous couvert de la grande autonomie qui lui est laissée, doit parvenir à réaliser l’objectif. Les lois perverses de la cybernétique que cette grille applique, conduisent le cadre à s’auto-contrôler et à s’auto-corriger s’il a fait une erreur dans le choix des moyens, ou si des aléas nécessitent de les modifier. Il peut résulter de ces pratiques des injonctions contradictoires bien connues : objectifs matériellement impossibles à réaliser, ou qu’il serait possible d’atteindre à condition d’en avoir les moyens qui font défaut, objectifs fluctuants, etc. L’autonomie et les facultés d’initiative sont donc des leurres qui masquent des injonctions précises et renforcées qui génèrent une grande pression psychologique.

Il n’est dès lors plus nécessaire que l’employeur exerce une surveillance physique du salarié. Celui-ci peut télétravailler, être à son domicile, vaquer à des occupations personnelles en même temps qu’il travaille. Le temps de travail n’a plus à être contrôlé (pratique des forfaits jours). Ce serait donc une grave erreur de jugement de déduire de ces évolutions que les cadres se comporteraient désormais « comme des indépendants », ou qu’ils le seraient devenus. Elles révèlent au contraire un renforcement du lien de subordination. Ces procédés de management qui ont d’abord concerné la catégorie des cadres affectent désormais tous les salariés. En atteste l’extension de la pratique des forfaits jours et des forfaits heures à des non cadres. Au reste, les degrés les plus bas des grilles de classification à critères classants ont également tendance à conférer à des travailleurs exécutants une autonomie de moyens et des contraintes de résultats plus importants.

 

  1. L’état de subordination subordonne

Ceci conduit à préciser que classiquement, l’état de subordination qui se révèle par les ordres et les directives reçus par le salarié le contraint, en retour, à un devoir d’obéissance qu’illustrent également les critères des grilles de classification. Le cadre, même très autonome, ne fixe en réalité jamais lui-même ses objectifs comme le ferait un indépendant ou un chef d’entreprise. Le critère « initiative/responsabilité » de la CCN évoquée plus haut, parle bien de « politiques fixant des objectifs », de « programmes », de « directives », « d’instructions » déterminés par l’entreprise. Ainsi la subordination n’est pas seulement le critère du salariat ; elle contraint le salarié, même cadre. La subordination… subordonne (le statut du salariat s’auto-entretient).

Au-delà du devoir d’obéissance le salarié a aussi une obligation de loyauté que n’a pas le travailleur indépendant. Jadis la jurisprudence a considéré qu’en raison de leur position les cadres avaient une obligation de loyauté et de réserve renforcée, notamment les cadres supérieurs. La Cour de cassation est revenue sur cette règle en admettant qu’un cadre puisse avoir un droit de critique ou marquer un désaccord sans risquer d’être licencié. En raison des informations qu’ils détiennent et de leur position hiérarchique, les cadres sont plus susceptibles que d’autres salariés d’être des lanceurs d’alerte, un droit qu’ils peuvent exercer dans le cadre des procédures que les entreprises doivent mettre en place. L’accord national interprofessionnel du 28 février 2020 insiste sur le rôle sociétal des cadres, notamment dans les matières touchant à l’exercice du droit d’alerte (économique par exemple) et à la liberté d’expression. C’est parce que les cadres sont subordonnés que des droits leur sont conférés.

 

  1. Les cadres encadrent

De nombreuses professions ou fonctions peuvent être exercées soit en qualité d’indépendant soit en qualité de salariés lorsque les intéressés sont intégrés dans une entreprise et unis à elle par un lien de subordination (un médecin, un plombier, un avocat, un couvreur, un ingénieur informaticien…).

Un cadre d’entreprise, aussi autonome soit-il, ne peut pas être un travailleur non salarié. La notion de « cadre indépendant » ou de « cadre externalisé » est sans doute trompeuse et désigne sans doute un cadre non encadrant. C’est parce qu’il est salarié qu’il exerce une fonction de représentant de l’employeur. Il participe en effet, sous l’autorité du chef d’entreprise et par délégation de celui-ci, à l’organisation de la gestion de l’entreprise et à son organisation humaine. Les rares exceptions confirment la règle, notamment lorsqu’un cadre est embauché par un groupement d’employeurs qui le met à disposition d’une entreprise adhérente qui peut lui donner une délégation de pouvoir dans les mêmes conditions qu’un salarié de cette entreprise[7].

Beaucoup de grilles de classification érigent en critère classant la « responsabilité ». Mais il ne s’agit jamais d’une responsabilité au sens juridique, comme peut l’être celle d’un indépendant (responsabilité contractuelle ou délictuelle). Il s’agit plutôt d’un pouvoir de commandement (mais qui ne s’affiche pas comme tel dans les grilles) qui a des conséquences, notamment financières. La description des critères ne laisse pourtant guère de doute. Le cadre est le supérieur hiérarchique d’équipes plus ou moins importantes. Un animateur d’équipe (« cadre manager ») coordonne, donne des consignes mais n’exerce pas nécessairement de fonctions hiérarchiques (c’est-à-dire les fonctions d’employeur). Ainsi, dans la grille de classification évoquée plus haut, le cadre est celui qui prend des « décisions pouvant avoir un impact à moyen terme sur une ou plusieurs entités et ayant des conséquences durables sur le personnel ou sur les moyens ou sur les matières ou sur les coûts ou sur les produits ».

Le cadre est donc un salarié subordonné qui exerce lui-même une fonction d’employeur. Cette particularité lui donne des droits, notamment en matière de représentation collective. Dans les entreprises, quel que soit leur effectif, qui comportent au moins 25 salariés ingénieurs, chefs de service et cadres administratifs, commerciaux ou techniques, ces catégories constituent un troisième collège au comité social et économique. Mais lorsqu’ils sont titulaires d’une délégation d’autorité, les cadres (et non cadres également) ne sont ni électeurs ni éligibles lorsqu’ils détiennent sur un service, un département ou un établissement de l’entreprise une délégation particulière, écrite, permettant de les assimiler à l’employeur. C’est aussi le cas lorsqu’un salarié représente effectivement l’employeur devant les institutions représentatives du personnel. Par ailleurs une section de l’encadrement est réservée aux cadres dans les conseils de prud’hommes. Mais la loi précise que « les cadres qui ont une délégation particulière d’autorité » doivent se porter candidats dans le collège de l’employeur lorsqu’ils veulent devenir conseillers prud’hommes.

Ces particularités se retrouvent jusque dans la négociation collective d’entreprise. Un syndicat représentatif de cadres peut conclure, seul le cas échéant, une convention ou un accord collectif pour la catégorie des cadres. Il peut aussi, avec des syndicats représentatifs intercatégoriels, et sans avoir à établir sa représentativité au sein de toutes les catégories de personnel, négocier et signer un accord d’entreprise ou d’établissement intéressant tout le personnel, son audience électorale étant alors rapportée à l’ensemble des collèges électoraux pour apprécier le caractère majoritaire de l’accord (mais il ne peut pas le signer seul). Ces règles ont permis l’essor de la négociation et la conclusion d’accords catégoriels d’établissement ou d’entreprise.

La question que se posent beaucoup de cadres encadrants ou non encadrants est celle de savoir si le salariat constitue toujours un statut protecteur. Les salariés cadres, jusqu’à présent mieux épargnés par la précarité du travail, ne bénéficient plus des garanties implicites que ce statut leur donnait. C’est ainsi que la loi n° 2014-1545 du 20 décembre 2014 autorise l’employeur à conclure un contrat de travail à durée déterminée pour le recrutement d’ingénieurs et de cadres en vue de la réalisation d’un objet défini qui ressemble beaucoup à un contrat « à la mission » (C. trav., art. L. 1242-2). La loi ne définit pas la notion d’ingénieurs et de cadres mais renvoie aux classifications de branche (ingénieurs et cadres « au sens des conventions collectives »). Les règles d’indemnisation du chômage leur sont également devenues moins favorables depuis la dernière réforme de l’assurance chômage. Il serait paradoxal que les contraintes nouvelles qui pèsent sur les salariés cadres et la réduction des avantages que leur statut leur confère, les conduisent à arbitrer en faveur du travail indépendant lorsqu’ils en remplissent les critères légaux, ou en faveur de formes de portage qui leur offrent certaines protections du salariat. Cet arbitrage venant des intéressés eux-mêmes est un risque pour l’organisation des entreprises et une menace pour le droit du travail et le droit de la protection sociale, tout entiers assis sur le salariat.

[1] L. n° 2019–1428, 24 déc. 2019 ; Cons. const., 20 déc. 2019, n° 2019-794 DC.

[2] Cass. ass. plén., 4 mars 1983, n° 81-11.647 et n° 81-15.290, D. 1983, p. 381, concl. M. Cabannes.

[3] Cass. soc., 19 déc. 2000, n° 98-40.572.

[4] Cass. soc., 13 nov. 1996, n° 94-13.187.

[5] Cass. soc., 28 nov. 2018, n° 17-20.079.

[6] Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316.

[7] C. trav., art. L. 1253-15.