Si je devais résumer de manière très condensée ma pensée, je dirais ceci : ce qui caractérisait la période que l’on appelée les Trente Glorieuses (1945-1973), c’était la rareté des produits. C’était vrai des biens (équipement électoménager, automobile), mais aussi des services (téléphonie). Cette rareté avait pour conséquence que le producteur dominait le client.

Les entreprises s’organisaient alors selon leurs logiques et elles l’imposaient aux clients. Dans ce contexte, elles pouvaient donner des conditions de travail optimales aux cadres : autonomie, non dépendance, intérêt du travail.

Le deal était : je te suis fidèle, mais tu me donnes une protection – non pas à l’époque contre le chômage, qui n’était pas encore ressenti comme une menace, mais contre ce qui est le plus dur à faire dans les organisations : coopérer. Ce qui veut dire se mettre en situation de dépendance.

Le problème de ces organisations en silo, c’est qu’elles produisent des biens ou des services de faible qualité à un coût élevé.

Lorsque les marchés se sont ouverts, à parti des années 1970- 1980, il a fallu parvenir à produire mieux pour moins. Et la variable d’ajustement a été l’organisation du travail, qui de verticale est passée à transversale.

Progressivement, les cadres se sont retrouvés dans des situations de dépendance extrêmement fortes vis-à-vis des autres. Et tout en perdant en grande partie leur autonomie traditionnelle, leur gestion et leur rémunération s’individualisaient toujours davantage. Le deal avec l’entreprise, « loyauté traditionnelle contre protection », a donc été rompu. Bien sûr, lorsqu’on pose la question à un cadre, rares sont ceux qui osent répondre qu’ils ne s’investissent pas ou moins car la pression sociale est énorme.

Mais il suffit de parler aux DRH pour s’apercevoir des difficultés qu’ils ont avec les nouveaux entrants cadres sur le marché du travail et leur conception totalement instrumentale du travail. Le travail n’est plus un lieu dans lequel on peut se réaliser mais dans lequel on vient chercher ce qui nous est nécessaire pour aller vivre la vraie vie ailleurs.

Il faut revenir sur la question de la relation entre vie privée et vie professionnelle posée dans le sondage qui nous a été présenté.

Au début de La Fatigue des élites (Seuil, 2006), je citais une étude que nous avions réalisée il y a trente ans avec Michel Crozier, auprès de 600 cadres du groupe Saint-Gobain dans six pays. Il y avait dans cette étude des questions que nous ne pourrions plus poser aujourd’hui. Notamment celle-ci : Etes-vous d’accord/pas d’accord avec la proposition suivante: « La vie professionnelle se place au-dessus de tout ». Il y a trente ans, 77% des cadres répondaient par l’affirmative. C’est ça qui a changé dans la condition des cadres.

Les cadres sont dans une situation intermédiaire. Dans la mesure où leur situation se rapproche de celle de l’ensemble des salariés, ils se tournent de plus en plus vers le collectif. Cela explique aussi qu’ils soient, on le sait peu, la catégorie de salariés la plus syndiquée.

Il y a donc en effet une prise de conscience, chez une minorité d’entre eux, de la nécessité d’être représenté collectivement. Ce que j’ai essayé de dire dans mon livre c’est que l’action collective au sens traditionnel du monde ouvrier – la manifestation, la grève – n’est pas encore entrée dans les mœurs des cadres et je ne sais pas si elle y entrera un jour.

Il y a sans doute à cela une raison sociologique. Quand un cadre se présente sur le marché du travail ou dans une entreprise, ce qu’il « vend » à son futur potentiel employeur, c’est sa spécificité, son individualité, sa particularité, sa valeur ajoutée… Alors que n’importe quel autre salarié « vend » au contraire son uniformité. Dès lors on voit bien que la première disposition que met en avant le cadre ne prédispose pas à l’action collective.