Comment aborder la question du suicide au travail ? Depuis deux ans, différentes tragédies ont défrayé la chronique. Passé le premier choc, les collègues, la hiérarchie tentent de comprendre. On cherche des problèmes personnels, et souvent on en trouve. Mais bien vite on doit admettre que si un salarié se suicide sur son lieu de travail, c’est qu’il dit quelque chose de son travail. La tentation alors est de mettre en cause les personnes, de s’interroger sur les violences et les brimades, sur un éventuel harcèlement ; et là aussi, en cherchant bien on finit généralement par trouver. Mais quand quelques mois plus tard un deuxième salarié, dans une autre équipe, met fin à ses jours, on s’aperçoit que les explications personnelles ne disent pas tout.

Il faut alors revenir aux fondamentaux, si l’on veut se donner une chance de comprendre et donc de prévenir ce que l’on nomme pudiquement les « risques psychosociaux », violences et suicides au premier chef. Les fondamentaux, ce ne sont pas des histoires personnelles, même si elles affectent les personnes. Ce qu’il faut interroger, c’est l’organisation du travail, les conditions dans lesquelles ce travail est accompli, le sens qui lui est donné, les marges de manœuvre qui peuvent exister. C’est dans un ensemble de conditions objectives que se nouent les drames et les tensions qui affectent aujourd’hui le monde du travail.

C’est ici que le syndicalisme peut et doit jouer un rôle. Car en confiant le soin des « victimes » à des thérapeutes ou à des juges, en utilisant le langage de la souffrance et de la psychologie, celui du coupable et de la victime, on court le risque d’isoler les personnes. On les enferme dans un statut, dans une image, qui les séparent de la communauté de travail. Dès lors, le seul espace qui leur reste, hors la solitude de celui qui souffre, c’est une communauté des victimes, dérisoire et enfermante. Comment ne pas voir qu’il est au contraire essentiel de sortir les salariés de l’isolement et de la souffrance personnelle, en mettant au jour la dimension collective des problèmes qui les affectent ? Il n’est pas question de se désintéresser des personnes, bien au contraire, mais de comprendre que quand les personnes souffrent ce sont les organisations qu’il faut guérir.

Mais de quoi sont-elles malades ? Les premiers articles de cette revue proposent différentes traversées, entre témoignage et analyse, des maux dont souffrent aujourd’hui les organisations de travail. Au-delà des pressions objectives du « nouveau productivisme » que démontait il y a quelques années l’économiste Philippe Askenazy, la passion de la réorganisation, les nouvelles cultures managériales, l’angoissant rapport au temps induit par les nouvelles formes de la relation d’emploi (précarité chez les jeunes et les moins qualifiés, érosion de la relation de confiance chez les cadres) contribuent à mettre le travail sous tension.

Dans le cas des cadres, on peut en outre se référer aux travaux de notre ami Alain Ehrenberg (Le culte de la performance, Odile Jacob, 1991) pour pointer la difficulté de mesurer un travail placé sous le signe du toujours plus et d’une culture du dépassement permanent. Les compétences requises par les nouvelles technologies, l’importance croissante des « compétences comportementales », de la communication, les pressions concomitantes du client (ou de l’usager) et de l’actionnaire, la complexité accrue d’un travail fragmenté, partagé, sous-traité constituent autant de contraintes qui en l’espace d’une vingtaine d’années ont révolutionné le travail. C’est au prisme de cette révolution que l’on peut comprendre, traiter et prévenir les tensions qui travaillent les organisations et les personnes.

Se donner les moyens de comprendre, en replaçant les inquiétudes et les tensions personnelles dans un cadre plus global, c’est déjà reprendre la main. La CFDT l’a compris, qui s’est lancée avec énergie dans une « recherche-action » aujourd’hui déclinée dans divers lieux professionnels. Dans le même ordre d’idées, nous voudrions avec ce numéro donner des outils pour comprendre, en participant ainsi à l’émergence d’une culture critique. Non une culture du refus, mais de la critique au sens intellectuel du terme : une capacité de recul, un retour réflexif, une analyse capable de remettre en contexte et le cas échéant de remettre en cause un phénomène donné comme inéluctable.

Il n’y a pas de fatalité : cette idée, le syndicalisme en est porteur depuis l’origine, s’efforçant sans relâche de résister aux formes modernes du tragique, de l’accident de travail à la fermeture d’usine. Les sciences humaines se sont elles aussi construites sur le refus intellectuel du tragique et la mise au jour des raisons collectives qui conditionnent les histoires personnelles. Une discipline comme la sociologie fut ainsi fondée avec les travaux d’Émile Durkheim... sur le suicide, qui prouvaient définitivement que ce geste individuel entre tous était aussi un fait social. Entre ces deux formes d’expertise collective, celle des scientifiques et celle des syndicalistes, il y a ici une rencontre : la possibilité d’agir passe par la volonté de comprendre.