« Eloge du carburateur » se lit comme un parcours initiatique, riche en expériences diverses, qui donne à l’auteur une capacité d’étonnement et une faculté de réflexions sur le travail sans cesse renouvelées.

Né dans les années 60, Matthew B. Crawford grandit dans une communauté hippie avec ses parents à l’ouest des Etats-Unis. Il travaille comme électricien dès ses 15 ans pour améliorer le confort des immeubles vétustes dans lesquels il habite et à l’âge de 16 ans, il part seul en Inde. C’est pour lui une vraie expérience de l’altérité, mais aussi l’occasion de rencontrer et de travailler avec des électriciens indiens qui effectuent à son étonnement les mêmes gestes que lui pour placer ou réparer des câbles électriques. Cette expérience lui donne une idée particulière de la mondialisation. A l’épreuve des contraintes du monde matériel qui nous entoure, quand il faut réparer ou construire, les différences culturelles sautent.

De retour aux Etats-Unis, Matthew B. Crawford commence à réparer des motos tout en poursuivant des études universitaires. Titulaire d’une thèse de philosophie grecque, il est sommé de choisir entre la carrière universitaire et la réparation des motos.

Mais il n’y parvient pas, car la passion de la mécanique ne le lâche pas, ce qui donne lieu aux passages les plus drôles du livre. Sa thèse en poche, il reçoit une bourse conséquente de l’université de Chicago pour continuer ses recherches. Il occupe alors un beau bureau, entouré de voisins prestigieux, comme J.M. Coetzee, le futur prix Nobel de littérature. Mais il épuise en réalité tout l’argent de sa bourse à financer différentes pièces et autres appareils de soudeur pour réparer une ancienne moto, tâche qu’il effectue clandestinement dans les sous-sols de la cave du bâtiment universitaire où il occupe une chambre, grâce au concours du gardien de l’immeuble qu’il rémunère avec quelques bières. Il finit par passer ses journées dans cette cave et à ne plus mettre les pieds à l’université.

Il parvient malgré tout à exercer ces deux métiers complémentaires pendant plusieurs années. Il devient même président d’un grand ‘think tank’ politique américain. Fonction dont il démissionne au bout de cinq mois, tant l’ennui s’était abattu sur lui, et tant l’incapacité d’agir librement dans son travail lui était devenue insupportable, une partie de sa mission consistant à justifier par des travaux scientifiques l’activité de grands pétroliers texans.

Ce parcours biographique, réellement plaisant à lire, constitue le support d’une réflexion philosophique élaborée et originale sur le travail.

Pour Matthew B. Crawford, le travail qui rend libre, qui fait fonctionner l’intelligence et fait appel à l’esprit d’initiative, de décision et de prise de risque n’est pas le travail strictement intellectuel, c’est le travail manuel, du moins tel qu’il l’a expérimenté.

Le réparateur de motos doit constamment s’interroger sur la manière d’engager la réparation. Tout dépend du type de panne, du modèle à réparer, de l’usure du véhicule. Le mécanicien doit émettre des hypothèses, les tester, prendre des responsabilités qui auront des effets directs et tangibles sur la réussite de la réparation.

Tous ces choix auront des conséquences. Si le véhicule est réparé, c’est que les décisions prises étaient bonnes. La récompense est immédiate : vous recevez de l’argent, le véhicule roule et le propriétaire du véhicule vous gratifie d’un remerciement chaleureux. Si la réparation était compliquée, vous recevez aussi l’estime de vos pairs, d’autres réparateurs de motos.

Rien de tel dans les professions dites intellectuelles. Le salarié, assis derrière son bureau, se voit imposer tout un procédé précis pour faire son travail. L’auteur fait ici à nouveau appel à sa propre expérience pour nous expliquer son propos. Après sa thèse, pour gagner de l’argent, Matthew B. Crawford devient salarié d’une entreprise qui vend un logiciel de résumés de toutes les publications des revues scientifiques américaines. Son travail consiste à lire et résumer près de 500 publications, parfois dans des domaines qui lui sont éloignés et même incompréhensibles comme la physique nucléaire ou la biologie moléculaire. Pour faire son travail, sa supérieure lui a expliqué comment procéder.

Il ne s’agit pas de comprendre le sens des publications (pas le temps) mais d’en produire un résumé satisfaisant, ce qui est très différent, et surtout il faut tenir la cadence. Le résultat final du travail est donc seulement évalué sur la quantité (le nombre de résumés fourni par semaine, leur longueur), mais jamais sur leur qualité. La personne qui fait les résumés ne sait jamais qui va lire ce qu’elle fait ni quelles sont les impressions des éventuels lecteurs.

Et dans le meilleur des cas, s’il y a des appréciations, elles ne sont jamais objectives, comme quand une moto est réparée ou non, mais toujours subjectives.

A la différence du travailleur manuel qui maitrise la chaîne de production, le travailleur intellectuel est en réalité totalement déresponsabilisé dans son travail. Au fond, peu importe la bonne qualité de la tâche qu’il effectue. Une telle organisation du travail de bureau provoque aussi un profond ennui auquel il est difficile d’échapper, et une autonomie dans les choix, une sollicitation de l’intelligence totalement limitées.

Ces constats sont évidemment bien ennuyeux car tout le système éducatif américain, tout le système de notation dans les plus prestigieuses universités pousse à accentuer ces traits propres aux travailleurs intellectuels de nos sociétés occidentales.

En travaillant pour obtenir de bonnes notes, les jeunes adultes se préparent à entrer dans un système économique qui ne privilégie pas le contenu du travail ou la soif de connaissances mais la hiérarchisation qui conduit à être réduit à un numéro dans un processus de fabrication dont les tenants et les aboutissants échappent aux travailleurs.

Ce livre est passionnant et convaincant. En le lisant, on pense à ce qui s’est passé chez France Telecom ces dernières années. Les suicides, le mal être organisé et généralisé trouvent aussi leur part d’explication dans le raisonnement conduit par Matthew B. Crawford.

Quand l’individu est déresponsabilisé dans son travail, quand on lui impose des tâches qui changent sans cesse, sans explication sur les tenants et les aboutissants de ce qu’il fait, il devient extrêmement difficile de réussir à y trouver, ne fut-ce qu’une maigre gratification, autre que salariale.

Véritable critique de la société de la connaissance, l’auteur nous démontre qu’un tel projet social repose sur un leurre, un dogme et une espérance erronés. La société de la connaissance ne libère pas le salarié. C’est même tout le contraire qui se produit. Par des effets détournés assez pernicieux, elle ne fait que mieux l’aliéner, jusqu’à le faire ressembler à l’ouvrier des Temps Modernes de Charlie Chaplin. Publié aux Etats-Unis en 2009, « Eloge du carburateur » est ainsi également, au-delà d’une réflexion comparée sur les emplois manuels et intellectuels, un appel à lutter contre les excès d’une mondialisation qui nous échappe et dont les travailleurs américains, et plus largement occidentaux, font les frais.