Je suis actuellement médecin consultant chez Technologia. Auparavant, j’ai travaillé comme médecin du travail dans plusieurs grands groupes industriels, sur des sites qui emploient un grand nombre de cadres et ingénieurs.

Dans ces différentes entreprises, j’ai reçu des cadres qui venaient consulter pour des troubles psychiques liés au travail. Ces salariés consultaient parce qu’ils étaient arrivés à un point où ils avaient perdu le sens de leur travail : ils se sentaient dans l’incapacité de bien faire leur travail.

Des causes organisationnelles

Les principales causes de ces psycho-pathologies du travail sont moins personnelles qu’organisationnelles.

Dans les organisations matricielles, qui sont de plus en plus souvent la norme, les personnes qui viennent consulter décrivent souvent la même situation : elles doivent répondre à des ordres multiples et parfois contradictoires qui émanent de personnes différentes. Elles se sentent débordées par ces injonctions contradictoires qui créent une « charge mentale » excessive. Jour après jour, on demande aux cadres de proximité et aux ingénieurs de trier parmi les ordres reçus et de décider en prenant des responsabilités qui vont au-delà des prérogatives qui leur sont conférées.

Selon les tempéraments, les individus réagissent différemment face à ces injonctions contradictoires. Soit ils décident en prenant leurs responsabilités, ce qui est risqué si un des donneurs d’ordre est mécontent ; soit ils n’arrivent pas à décider, ce qui est encore pire, car ils peuvent à tout moment recevoir les foudres de leurs supérieurs hiérarchiques. Ce qu’il y a de particulièrement difficile pour ces cadres et ces ingénieurs, c’est le manque de temps pour prendre les décisions, ce qui est d’ailleurs une autre conséquence de ce type d’organisation matricielle. Comme l’organisation en « mode projet » est transversale, chaque tâche effectuée dépend des autres et a des conséquences sur la prise de décision des autres personnes impliquées. Si je ne décide pas assez vite, je bloque les autres.

L’épuisement professionnel

Ces problèmes organisationnels peuvent entraîner des situations d’épuisement professionnel. Le syndrome d’épuisement professionnel arrive lorsqu’une personne s’est donnée âme et corps à son travail et que petit à petit, elle se consume. C’est le début du surmenage. La personne n’est plus capable d’être productive. Comme elle n’a plus de réserves, elle s’épuise de plus en plus.

Il faut tout faire vite, dans l’urgence, ce qui revient souvent à tout faire mal. Un jour, un patient m’a dit « je suis payé pour faire un travail que je ne peux pas faire, je suis donc un imposteur ».

Lors d’une consultation pour épuisement professionnel, je demande à la personne de me raconter son activité par le menu. Les personnes me décrivent presque à chaque fois la même situation. Elles font beaucoup d’heures au travail sans arriver à vraiment avancer et le soir, elles se reconnectent, ce qui est presque impossible à tracer pour l’entreprise. Ce qu’elles trouvent particulièrement difficile à supporter, c’est que leur chef ne reconnaît pas tout le travail et les efforts accomplis. Ce sentiment est encore renforcé quand les managers N+1 changent de poste, ce qui arrive en moyenne tous les trois ans. Cette rapidité dans le temps d’occupation des postes a des conséquences lourdes : lorsqu’un manager promet une évolution de poste à un ingénieur, s’il part avant d’avoir tenu sa promesse, son remplaçant peut juger que ce dossier n’est plus prioritaire.

Lorsqu’ils viennent en consultation, les hommes et les femmes n’expriment pas leur mal-être au travail de la même façon. Les hommes disent qu’ils sont « fatigués », mais ils ne parlent pas de leur vie privée. Les femmes en revanche disent qu’elles n’en peuvent plus parce qu’en plus des difficultés au travail, elles doivent aussi s’occuper de leur famille.

Une pathologie rarement reconnue comme telle

Certains pays européens reconnaissent aujourd’hui ces pathologies comme des maladies professionnelles. C’est le cas de la Suède dès le début des années 1980 puis du Danemark au début de la décennie suivante.

En France, en Italie, en Belgique et au Portugal, cette reconnaissance est encore très récente. Dans d’autres pays, comme l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne, la Finlande, l’Irlande, le Luxembourg et la Suisse, la reconnaissance est actuellement impossible, même si la question fait débat. D’une manière générale, si les demandes de reconnaissance de prise en charge des troubles psychiques liés au travail ont connu une forte augmentation dans notre pays, rares sont les cas reconnus au titre des accidents du travail - maladies professionnelles. Pourtant, il est possible de déclarer la maladie en tant qu’accident du travail, à condition que le critère de soudaineté du fait soit respecté. Ainsi, les dépressions réactionnelles d’origine professionnelle ou l’épuisement professionnel, ces troubles liés au travail, ne sont que rarement reconnus comme tels.

Quelles solutions ?

On soigne bien sûr les symptômes de l’épuisement professionnel par des arrêts maladie et une prise en charge médicale (médicaments, psychothérapie).

A l’intérieur des entreprises, il existe souvent des actions de prévention pour favoriser le bien-être au travail. Cela peut aller des conseils en nutrition ou sur l’hygiène de vie à des ateliers de massages en passant par des services de conciergerie. Ces mesures sont bien sûr nécessaires, mais elles restent inappropriées et marginales pour traiter les situations d’épuisement professionnel. Pour vraiment changer et améliorer la situation, c’est l’ensemble de l’organisation du travail que l’entreprise doit revoir.

Revoir l’organisation du travail

Il faudrait s’interroger sur l’adéquation de la charge de travail avec les ressources disponibles, prendre en compte la faisabilité d’une mission et la réalité de la charge de travail. C’est donc en réalité une réflexion sur le temps accordé à chaque activité et donc sur le management qu’il faudrait engager. Plutôt que de faire reposer les responsabilités sur les individus, il vaudrait mieux agir sur la capacité du collectif de travail. Ce qui ne signifie pas forcément faire moins vite, mais plutôt faire autrement.

Pour améliorer la situation, tous les acteurs de la prévention, c’est-à-dire les institutions représentatives du personnel, les CHSCT, les ressources humaines, les médecins et infirmiers du travail devraient travailler ensemble, afin de trouver des solutions concrètes à mettre en place. Cette manière de procéder ne peut être efficace qu’au niveau des petites équipes, celles qui interagissent au quotidien.

Un rôle majeur des médecins du travail est de dépister les risques organisationnels qui peuvent mettre l’individu en danger. Le monde du travail ressemble aujourd’hui plus à une course à l’exploit individuel qu’à un travail d’équipe. J’aime la métaphore du marathonien qui « veut dépasser ses limites » : il s’impose un rythme pour courir plus longtemps, plus vite, être le premier, sans tenir compte ni de son équipe ni de ses alarmes (tachycardie, douleurs, crampes, essoufflement anormal...). Un jour il tombe, victime d’infarctus, surentraîné, sans aucun facteur de risque connu, mais malade, quand même. Que doit-on faire pour que cet individu éprouve du plaisir à l’effort et atteigne la ligne d’arrivée avec ses coéquipiers ?

Finalement, je pense que les grandes campagnes de prévention de la santé au travail ont eu des effets limités. Plutôt que de parler du bien-être au travail, il faut se demander comment permettre aux gens de bien faire leur travail : le bien faire plutôt que le bien-être.

Ce bien faire passe par une réflexion sur le temps imparti pour accomplir une tâche. Est-il suffisant ? Il faudrait aussi accorder plus d’importance aux moments de partages des pratiques entre les équipes de travail, mais aussi à la transparence des discours, à l’engagement sur les promesses tenues. Il faudrait que les missions soient énoncées clairement et reconnaître que l’effort individuel va de pair avec la performance collective. C’est donc un engagement de tous les acteurs de l’entreprise, à l’échelle des équipes, qu’il faut mettre en œuvre.