Rapports officiels, colloques spécialisés et même médias destinés au grand public se font l’écho d’une «exception française» préoccupante : si la recherche fondamentale, principalement publique, est en France de haut niveau, l’innovation industrielle, mesurée en termes de brevets déposés, est plus faible que dans des pays de même développement économique. Or c’est l’innovation industrielle, en particulier en termes de nouveaux produits, qui est source de dynamisme économique et donc d’emplois. Cette situation apparaît d’autant plus paradoxale que la France est un «pays d’ingénieurs» où la technique est plus valorisée historiquement que la finance ou le droit.

Déplorant la concentration des brevets français dans un petit nombre de secteurs et leur faiblesse dans des technologies d’avenir, le rapport Guillaume préconise de créer de nouvelles entreprises à partir des connaissances issues de la recherche, les chercheurs étant associés à ces créations, d’une façon générale, les chercheurs sont encouragés à travailler avec les entreprises, le cumul des rémunérations devant être possible. Le problème semblant identifié, on en déduit donc logiquement que les chercheurs dont l’excellence est reconnue doivent quitter les laboratoires pour se jeter à l’eau en créant une entreprise qui mettra en application et en production le résultat de leurs recherches. Ainsi le Comité interministériel de la recherche scientifique et technique décidait en juillet dernier d’intéresser financièrement les chercheurs aux produits de leurs découvertes exploitées dans les entreprises 1. Comme le cordon ombilical est dur à couper et qu’il paraît clair que tout chercheur n’a pas l’âme ni les compétences d’un entrepreneur, on peut même garder le chercheur dans son laboratoire mais l’associer financièrement à l’aventure menée par des managers avec du capital risque.

L’insuffisance du capital-risque, justement, est un élément souvent souligné mais il faut dire qu’il existe enfin aujourd’hui en France des possibilités de financement pour des projets innovants. Le problème est bien plutôt que l’information ne circule pas toujours très bien entre offreurs et demandeurs potentiels. Et le fond du problème pourrait bien être ailleurs.

Le problème est probablement multiple :pas assez d’innovations, des recherches qui ne se déclinent pas en innovations, des innovations qui ne sont pas brevetées, mais aussi des entreprises qui ne sont pas créées (ou sont éphémères) sans compter les sociétés innovantes promptement rachetées par des investisseurs étrangers (ce qui cependant n’est pas en soi mauvais pour l’emploi tant que la recherche et la production demeurent en France). Et il faudrait sans doute s’interroger sur le rôle d’accompagnement des pouvoirs publics dans la protection de l’innovation, certainement bien plus efficace dans certains pays que dans d’autres, et qui préoccupe désormais la Commission européenne.

Le nombre de brevets déposés n’est jamais qu’un thermomètre, et on n’est pas bien sûr de ce qu’il mesure : est-ce la capacité inventive de la nation ou la capacité (la volonté) de faire reconnaître juridiquement ses inventions ? Bien des inventions ne sont pas brevetées par leur inventeur mais par un autre plus efficace juridiquement 2. Non seulement les Français brevettent peu mais ils se défendent - au moins jusqu’à ces dernières années, des progrès étant annoncés - relativement mal contre l’espionnage industriel. Une explication réside peut-être dans une mentalité plus encline à la démonstration qu’au secret (avec bien sûr des exceptions), mentalité qui se retrouve dans un certain sens du gratuit selon lequel il est honorable de faire don: la mise à disposition, le transfert de technologie sont considérés comme socialement positifs, même si les redevances ne sont jamais payées.

Les problèmes de l’innovation ne sont pas différents des problèmes particuliers de la société et de l’économie française. Un nombre limité de grandes entreprises (entreprises largo sensu, c’est-à-dire entités produisant des biens et des services, qu’ils soient marchands ou non) dépose l’essentiel des brevets pris en France : la situation à cet égard est parallèle à celle des exportations, qui est largement encore le fait des grands groupes et d’un nombre limité de petites entreprises très dynamiques, sans une masse de moyennes entreprises professionnellement efficaces. Ce qui manque à la France (et singulièrement à l’emploi en France 3), c’est le foisonnement de petites entreprises innovatrices qui caractérise la Silicon Valley. Mais ce manque n’est pas caractéristique des seules entreprises innovantes : même dans les secteurs les plus traditionnels, la création d’entreprise est moins naturelle en France que dans beaucoup d’autres pays (et pas seulement anglo-saxons, comme nous le montre l’Italie du nord-est).

Les innovations techniques peuvent avoir des conséquences fort diverses sur l’emploi : il serait caricatural de dire que le progrès technique tue le travail comme de dire que les innovations de procédé détruisent des emplois quand les innovations de produit en créent. La réalité, comme d’habitude, est beaucoup plus complexe : l’évolution technologique déforme la demande d’emplois, et par conséquent peut déplacer ceux-ci géographiquement. Mais cette déformation ne joue pas toujours dans le même sens : si bien des emplois dits «non qualifiés» sont susceptibles d’être détruits par des innovations, des emplois «qualifiés» le sont aussi et d’autres types d’emplois sont créés, dont le degré de qualification n’est pas seulement déterminé techniquement mais reconnu socialement.

Le cloisonnement entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée, entre les secteurs public et privé, entre grands groupes et P.M.E., la distance sociale entre ingénieurs et ouvriers, plus forte dans les entreprises françaises que chez leurs homologues japonaises ou allemandes, la coupure entre «science» noble et «technique» de deuxième ordre, l’extrême valorisation de l’abstrait par rapport au concret 4, sont aussi des facteurs explicatifs.

Les manques en matière d’innovation ne sont finalement que le reflet dans ce secteur des dysfonctionnements, bien connus mais récurrents, de la société française : compartimentation, manque de fluidité, mépris du pragmatique, refus du mercantile poussé jusqu’au dédain de l’économique.

Et de vrais problèmes éthiques se posent, cette fois-ci à l’échelle mondiale : peut-on breveter n’importe quoi ? le vivant ? A-t-on moralement le droit de toucher des royalties sur la fabrication d’un médicament si cela renchérit son coût au point de le rendre inaccessible à nombre de ceux qui en auraient le plus besoin ?

La connotation historiquement sinistre du mot «normalisation», vocable utilisé lors de l’écrasement du Printemps de Prague, ne doit pas occulter le fait que lesnormes ne sont pas seulement une façon d’homogénéiser et parfois de contrôler le marché, elles ont aussi une fonction de sécurité pour le public. Les normes sont de fait un moyen de protection non tarifaire pour des États et des entreprises. Disant le droit, elles présentent un aspect régalien, elles sont un instrument de puissance. Les normes imposent non seulement ce que l’on produit, mais aussi la façon dont on le produit, la manière dont on travaille, et de plus en plus la façon dont sont formés les producteurs.

D’autre part, les innovations ne sont pas seulement techniques et les innovations organisationnelles entraînent des transformations tout aussi importantes pour l’emploi. L’innovation n’est pas qu’affaire de structures ni de mentalités, les acteurs concrets que sont les cadres de recherche-développement mais aussi d’autres secteurs doivent s’interroger sur leur façon de travailler, leurs résultats et l’effet social de leurs travaux. La question du temps et des moyens est cruciale. Tous les ingénieurs de recherche réclament du temps, se plaçant dans le long terme, plus exactement un terme indéterminé, face à des directions de groupe qui ont tendance à exiger des résultats à court terme, retour sur investissement oblige.

Le rapport Ramphft au Conseil économique et social s’intéresse aux chercheurs et innovateurs du secteur industriel et a étudié ce que le code de la propriété industrielle, les conventions collectives de branche et les accords d’entreprise prévoient en ce qui concerne la rémunération supplémentaire des salariés auteurs d’une invention. Seules vingt conventions collectives sur cent soixante douze ont définit les conditions dans lesquelles le salarié auteur d’une invention bénéficie d’une rémunération supplémentaire. Il note aussi que les entreprises - toutes parmi les vingt-cinq plus grands déposants français de brevets - qui ont institué des systèmes d’intéressement des inventeurs salariés auteurs d’«invention de mission» ont pour la plupart observé une augmentation sensible de leurs demandes de brevets. Il recommande de généraliser l’insertion des clauses positives sur la rémunération supplémentaire des inventeurs salariés dans les conventions collectives de branche, d’engager des négociations sur la modification du cadre législatif des inventions de salariés, en particulier en reconnaissant la qualité d’inventeur à un salarié ayant produit « une contribution directe » à « la création du concept de l’idée-mère inventive » et en prévoyant des compensations salariales en cas de non-exploitation de l’idée-mère inventive ou de maintien du secret stratégique sans dépôt de brevet. Il appelle donc à une redéfinition de la définition de l’inventeur et à une négociation sociale sur ce thème.

Négocier l’innovation dans les entreprises (toujours largo sensu) se place dans la stratégie générale de l’UCC. Ingénieurs de recherche et cadres de toutes fonctions sont, au premier rang des salariés, invités à se mêler de ce qui les regarde, c’est-à-dire de la stratégie des entreprises, en matière d’innovation comme d’investissement5, dont elle est une forme. Les conventions collectives doivent être le lieu de cette négociation. Nous savons bien que la performance économique est une condition nécessaire - même si elle est loin d’être suffisante - pour le développement quantitatif et qualitatif de l’emploi.

Abandonner l’image d’Epinal du chercheur désintéressé pour reconnaître que les cadres de recherche sont comme les autres, sensibles à la reconnaissance matérielle est loin d’être absurde. Mais la question de la rémunération des salariés inventeurs - qu’ils soient statutaires du public ou salariés du privé - n’est pas innocente. Elle pose, outre la question de la propriété des fruits du travail - jamais sans équipement, jamais solitaire, ne l’oublions pas - celle de la décision des champs à explorer.

Le chercheur du public a un statut, il est payé par la collectivité pour chercher. Tant mieux s’il trouve. A qui appartiennent les fruits de la recherche ?Le chercheur du privé a un contrat de travail, qui implique un «lien de subordination». La loi actuelle dit que les fruits de ses travaux appartiennent à l’entreprise qui le paye et que l’inventeur ne touche une rémunération supplémentaire que dans le cas où son invention est exceptionnelle. Certains souhaiteraient que le chercheur ou l’innovateur soit plus étroitement associé financièrement aux résultats de ses travaux. Mais cela n’est pas sans danger :la part fixe de la rémunération risque d’être réduite, au profit d’un intéressement aux résultats. Ceci alors même que bien des chercheurs du public refusent absolument d’entendre parler d’évaluation et de promotion en fonction des résultats.

Qui doit décider de là où on cherche ? Pourquoi chercher dans des directions où il y a peu de résultats financiers à espérer ? Dans la liaison entre résultats de la recherche et rémunération du chercheur ou de l’innovateur, le risque est de reproduire à l’échelle individuelle la politique des entreprises qui s’intéressent en priorité aux domaines solvables : les maladies cardio-vasculaires plutôt que le paludisme.

La recherche, l’innovation, sont de moins en moins des exercices solitaires. Il faut tenir compte de l’ensemble de la communauté de travail. Les personnels non chercheurs, qui contribuent à la création de l’innovation, ont-ils droit à une part des redevances ?

L’innovation n’est pas seulement technique, elle est aussi organisationnelle et sociale, il ne faut pas l’oublier. Si elle n’est pas neutre sur l’emploi, elle est ambivalente. Les conséquences de l’innovation seront celles qu’aura choisies la société humaine.

1 : Décisions (juillet 1998) du Comité interministériel de la recherche scientifique et technique publiées sous le titre «La recherche :une ambition pour la France» :

2 : Sans parler du virus du SIDA, un exemple caractéristique est celui de la chambre à fils de Georges Charpak.Voyons comment il raconte lui-même l’histoire : «Je me suis alors lancé, en 1967, dans un développement - celui de la chambre multifils - qui m’a valu le prix Nobel en 1992. (...) Nous étions en 1968, lorsque je présentai ma « chambre » de dix centimètres sur dix à mes collègues. J’ai été pris au sérieux. Des expériences s’édifièrent immédiatement pour exploiter les propriétés du détecteur. Au CERN, deux grands projets furent mis en place. (...) Ces deux grands projets ont eu le mérite de porter à un niveau techniquement satisfaisant un détecteur (la « chambre à fils » encore appelée « compteur proportionnel multifils ») dont un petit prototype de dix centimètres sur dix avait montré les propriétés. Il connut une diffusion rapide dans tous les laboratoires du monde. (...) Je contemplais en spectateur ravi cette extension des applications des chambres à fils. La prise de nombreux brevets qui portaient sur des détails relatifs à l’extraction des informations me laissa totalement indifférent». Georges Charpak, Dominique Saudinos «La vie à fil tendu» éditions Odile Jacob, 1993.

3 : L’embellie récente de l’emploi des cadres n’a pas concerné les ingénieurs brevets pour lesquels les offres d’emploi au premier semestre 1998 sont en diminution de 20 % par rapport au nombre correspondant de 1997.

4 : que la hiérarchie bac scientifique, bac technologique, bac professionnel illustre de façon caricaturale. Il n’y a pas de filière d’élite pour les esprits pragmatiques.

5 : Voir à ce sujet «La critique de la mesure» n° 380 de CADRES CFDT, octobre 1997.