Notre contrat social repose sur une certaine sujétion en échange de sécurité, de protection et de confort domestique : subordination contre garantie d’emploi, souveraineté populaire qui s’exerce par la voix de représentants (démocratie élective), puissance et diversité de l’offre (consommation de masse). Des piliers désormais ébranlés : l’accroissement des inégalités, l’épuisement idéologique, le risque chômage, les dysfonctionnements de l’intégration européenne, par exemple, questionnent l’équilibre de notre société. De la sujétion aux « insoumissions » : Thierry Pech décrit l’individu contemporain dans un monde de subjectivation fait de travailleurs en quête de sens, de citoyens plus critiques, de consommateurs impliqués qui « grandissent sur les décombres de la société salariale, des politiques de masse et du compromis postfordiste avec lequel elles faisaient système ».
Le salariat s’était imposé comme la norme de la citoyenneté sociale. Le dualisme du marché du travail et un tissu industriel instable et en mouvement (la dynamique de la numérisation) saturent désormais la société salariale, « dont le modèle ne représente plus l’horizon directeur ». Les actifs, jeunes pros en tête, cherchent leur voie dans cette instabilité et questionnent les organisations traditionnelles. On veut des modes d’action moins pyramidaux et de l’autonomie : si l’entreprise joue moins son rôle d’employeur, creusons notre propre outil de travail. Ce qui n’est pas évident dans une culture marquée par le taylorisme dans laquelle les distances hiérarchiques, la prescription et le reporting tiennent bon. Y compris pour les plus qualifiés et les plus engagés qui ne sont pas épargnés par les difficultés d’insertion professionnelle, le sentiment de déclassement, voire l’ennui au boulot. On tente alors l’aventure à son compte, on se replie sur son poste sans faire de zèle, on s’engage dans une association. Les entreprises tentent des modèles de coopération : travail à distance, liberté affichée, souci du bien-être… Elles cherchent des formes de travail renouvelées.
La société salariale tenait avec la société de consommation. Le travailleur-producteur est également un consommateur qui affirme son rang par la possession. « Les promesses qui étaient au cœur du pacte de la société salariale sont tenues : dotés de sécurité professionnelle et de garanties sociales sans précédent, crédités d’un pouvoir d’achat croissant, les Français font tourner la machine à plein régime ».
La démassification s’amorce avec une demande de variété et de qualité, en rupture avec la standardisation. On s’oriente vers « un modèle hybride de consommation de masse personnalisé ». La critique artiste du capitalisme décrit la demande d’authenticité des relations de marché, d’autonomie des individus, de réactions face aux dégâts du progrès. La numérisation va accélérer le processus et le pouvoir du client s’étend. Celui-ci entre dans l’entreprise (l’organisation orientée client), participe à la production (le travail du consommateur), organise un second marché (le Bon Coin) ; il prend sa place dans l’espace public, se méfie des prix (victoire politique sur l’inflation), des mensonges marketing et de l’agression publicitaire, cherche la simplicité (le low cost) et tend l’oreille à l’impact sociétal de la production. L’avènement d’une économie de la fonctionnalité (l’échange et l’usage plutôt que la possession) marque une limite de la société de consommation : « l’idée que le consommateur contemporain se fait de lui-même se rapproche de plus en plus de celle du citoyen vigilant ».
L’insoumission professionnelle et consumériste est alors politique. L’auteur décrit « la fin de la pacification politique » et une « radicalisation du citoyen » : « le pacte social n’a pas seulement apporté la sécurité et ouvert l’abondance : il a également crédibilisé un modèle de gouvernance et de conduite du changement où l’Etat tenait le haut bout, adossé à la Vème République, permettant de pacifier la vie démocratique en marginalisant les offres de rupture ». La République du centre et la fin de la guerre froide décrivaient une société apaisée et optimiste. Même les classes moyennes, qui ont émergé entre salariat d’exécution et catégories dominantes, se plaignent. La promotion sociale par le statut cadre, dans une société où l’ascension passe pour « le résultat du travail, du mérite et de la vertu » n’est plus automatique. C’est l’idée même de progrès qui est bouleversée.
La crise économique a eu raison du cycle de pacification politique ouvert à la fin des années soixante-dix. On s’interroge sur la pertinence du rôle de l’Etat tout en réclamant un pouvoir fort, on ne se satisfait plus de l’élection tout en s’abstenant, on se bricole des communautés d’intérêt tout en questionnant la notion d’intérêt général. On accuse « les institutions d’entretenir une caste vivant en apesanteur au-dessus de la société et largement coupées de ses aspirations ». Le monde syndical est lui interpellé sur « son image conservatrice de représentant d’une société salariale installée » aux dépens de l’ensemble du monde du travail et de l’activité.
Comment alors « diversifier les canaux de la délibération et de la légitimité comme le propose Pierre Rosanvallon » ? Comment donner la parole, favoriser la participation et fonder un nouvel intérêt partagé ? Nous tolérons moins que d’autres parlent pour nous. La dé-hiérarchisation de la parole publique (l’amateur questionne l’expert et le représentant) est une avancée démocratique et en même temps « une troublante déstructuration de l’espace public propre à alimenter toutes sortes de radicalisations ». Le web « serait comparable à l’état de nature » et « la profusion et la diversité de l’offre n’aboutissent pas mécaniquement à une amélioration générale des connaissances dans le grand dérèglement du marché de l’information ».
L’érosion de la crédibilité des médiations, des espérances économiques (croissance) et politique (intégration européenne) alimente la radicalisation. Elle prend la forme de l’euroscepticisme, du souverainisme, du protectionnisme et de l’affirmation identitaire. Mais « elle n’est pas sortie de nulle part et s’est nourrie des défaillances du système antérieur ».
Thierry Pech décrit ainsi avec retenue et précision notre monde de la fin de l’après-guerre. Un vent d’insoumission fait à la fois de défiance et d’idéal émancipateur. Une demande de moyens de s’accomplir, de s’épanouir, d’être acteur et décideur de ce qui est acheté, fabriqué, consommé comme de contrôler l’ordre institué. Une « politique de l’autonomie » passe par la compréhension des demandes d’émancipation, de libertés et de protections renouvelées.