En 2004, il y a 15 années de cela, je chroniquais pour la revue Cadres la 3ème édition du livre Du Silence à la parole, histoire « monumentale » du droit du travail, véritable saga d’hommes et de femmes, d’entrepreneurs et de politiques, faite de combats et de luttes sociales mais aussi de présence syndicale hors et dans l’entreprise. Une troisième édition refondue qui donnait suite à un projet initié dès 1985 par Jacques Le Goff qui fut pendant 10 ans Inspecteur du travail et finira Professeur émérite de Droit public- Sciences politiques à l’Université de Bretagne occidentale (Brest, Quimper).

J’écrivais alors : « Articulée autour de quatre parties, cette histoire du droit du travail, mais aussi en quelque sorte cette histoire du travail et des relations de travail, tant il est vrai que le droit est l’expression, à un moment donné, d’une société, de son modèle économique et des rapports de pouvoir qui les traversent, nous brosse un tableau toujours vivant et documenté de plus de 170 années de rapport au travail, de rapport employeur/salarié, qui a toujours été un rapport par nature déséquilibré que le droit du travail devait sécuriser. » Cela reste vrai, l’édition 2019 n’étant pas intervenue sur ces quatre premières parties ; elle en a ajouté une cinquième : Le temps des incertitudes : une citoyenneté nébuleuse – Du début des années 2000 à nos jours.

Avec la même pédagogie et le souci de rendre clair ce qui est par nature complexe – sans pour autant simplifier la réalité, Jacques Le Goff nous invite à relire les 20 dernières années avec les guides de lecture des quatre premières parties : le salarié (chapitre XIV – Le salarié au risque de se perdre), l’entreprise (chapitre XV – L’entreprise entre hypercapitalisme et institutionnalisme), la scène collective (Chapitre XVI – La négociation collective et l’État : redistribution des cartes ?).

Cette relecture d’une histoire instantanée, encore en train de se faire, balaye les réformes successives du droit du travail : 4 mai 2004 – loi Fillon ; 8 janvier 2008 – ANI sur la modernisation du marché du travail ; printemps 2008 - publication du Nouveau code du travail ; 8 août 2016 – loi El Khomri pour « refonder le droit du travail » ; ordonnances de septembre et décembre 2017 – réformes Macron et Pénicaud en cours ; loi Pacte en 2019…

Une dynamique plus législative qu’issue de la négociation sociale est à l’œuvre. Mais aussi des modifications profondes du monde du travail, du travail lui-même, de la relation au travail des uns et des autres. Pour ma part je suis particulièrement sensible au développement sur l’atomisation du contrat de travail, l’ubérisation ou l’amazonisation de la situation de bon nombre de travailleurs… travailleur indépendant (mais de qui lorsqu’ils sont géolocalisés par GPS ?), artisan salarié, salarié « Moi S.A. » ou « Moi - ma petite entreprise » et autres « autoentrepreneurs »… Situations diverses que la CFDT Cadres avait repérées et travaillées avec des travailleurs « indépendants » dès le début des années 2000 avec le dossier des professionnels autonomes et celui du portage salarial, reconnaissant au congrès d’Amiens (2001) la légitimité de l’adhésion syndicale de ces travailleurs non-salariés, de leur droit à s’organiser au sein de la CFDT…

Dans son chapitre consacré à l’entreprise, Jacques Le Goff s’interroge sur les conséquences possibles d’une redéfinition de l’entreprise, dans la foulée du rapport Notat-Senard (2018) L’entreprise, objet d’intérêt collectif et de la reconnaissance des entreprises à mission par la loi Pacte (adoptée le 11 avril 2019). Permettant de renforcer la responsabilité sociale des entreprises, la loi a modifié le code civil pour prendre en considération les enjeux environnementaux et sociaux dans la gestion des entreprises, leur permettre de se définir une « raison d’être » ou de se transformer en « société à mission ». Au-delà d’une simple société de capitaux et d’actionnaires, l’entreprise se définit alors comme une institution avec un projet partagé. Cela devrait modifier la donne au sein des entreprises en termes de responsabilité, de rapport au temps avec l’accent mis sur la durée et le long terme, de pouvoirs avec une association plus étroite des salariés.

Enfin dans le chapitre consacré à la négociation collective, Jacques le Goff pointe le retour en force de l’État, le retour au vieux statocentrisme… Colbert et Turgot ne sont pas morts ! Ainsi, l’État reprenant la main lors des négociations sur la formation professionnelle car « le compte n’y est pas » ou sur l’assurance chômage pour peser sur le patronat qui ne voulait pas de taxation des CDD courts ou d’usage. Poids du passé certes, irresponsabilité patronale peut-être, mais surtout la tentation de tenir à distance les syndicats et les corps intermédiaires, le cas échéant de les contourner par le référendum… mais aussi des syndicats pris dans leurs murs ou dans la mécanique paritaire et institutionnelle. Là encore à chacun de balayer devant sa porte, de s’interroger sur sa proximité réelle avec les travailleurs, de retrouver une place pour la consultation des salariés et prendre ainsi en compte leur parole dans la construction des revendications syndicales.

Aussi, à la relecture de ces 20 dernières années, ma conclusion de 2014 me paraît toujours d’actualité et peut continuer à orienter notre travail syndical : « Que faisons-nous devant le rapport salarial déséquilibré qui se traduit en précarité, flexibilité et conditions de travail dégradées ? Comment pouvons-nous concilier individuel et collectif, autonomie et évolution de la subordination, salariat et marges du salariat, insécurité professionnelle et sécurisation des parcours professionnels ? Comment développer une démocratie représentative, indispensable, rendue plus dynamique car plus participative ? Comment pouvons-nous redonner place à la négociation collective, outil principal de notre stratégie syndicale réformiste ? »

Dans sa préface, Laurent Berger rappelle que : « L’aventure du mouvement ouvrier, celle de l’émancipation des travailleurs, s’écrit toujours au présent. Mais c’est le grand mérite de l’ouvrage de Jacques Le Goff que de lui redonner une perspective historique, qui permet aussi de mesurer le chemin parcouru depuis la révolution industrielle. Un progrès qu’il est toujours bon de rappeler en cette période où trop de nos concitoyens oublient parfois les avancées concrètes obtenues grâce au syndicalisme et à la démocratie sociale, et perdent de vue l’importance de la démocratie. »

Mais cela nécessitera aussi une refondation de nos stratégies et structures syndicales, comme nous y invite Jacques Le Goff dans son épilogue : « Quelles que soient les formes futures de la négociation collective, quels que soient les visages à venir du travail salarié, aucune régulation sociale, juridique et même politique du monde du travail et de l’économie n’est concevable hors du relais syndical lui-même appelé à un travail de refondation dans les conditions précédemment évoquées. Telle est notre conviction […] ».

Nous partageons la conviction de l’ami Jacques…? Alors, au travail camarades !