Il est difficile de présenter Bernard Stiegler, mais le philosophe fait partie des rares intellectuels à ne pas délaisser l’édition grand public. Il assène ses réflexions mais stimule ses lecteurs par ses doutes et ses convictions. On imagine l’homme entier, l’écorché vif qui cherche à faire réfléchir, voire grandir pourrait-on dire d’un éducateur exigeant. Ses travaux portent sur le développement technologique, appréhendé comme une constituante anthropologique. Sa critique porte notamment sur la technique numérique, l’uniformisation de la consommation, de la production et des modes de vie : « le capitalisme s’autodétruit en niant le concept de singularité des individus et des cultures ». Pour B. Stiegler, l’automatisation est l’occasion de réinventer le travail ainsi libéré du statut d’emploi (« cette activité privée de sens qui est sanctionnée par un salaire ») et de construire par le numérique une économie contributive. « Je suis moi-même accablé et pour se soigner de ce genre de dépression, il n’y a pas d’autre solution que de concevoir et réaliser un avenir au-delà de la jetabilité qui est la négation même de l’avenir » livre-t-il, rappelant que la première période de la destruction créatrice durant les Trente Glorieuses ne reposait pas uniquement sur le jetable. Pour B. Stiegler, la révolution conservatrice des années quatre-vingt, en séparant le capitalisme financier du capitalisme industriel, a en effet cassé les mécanismes d’innovation et de destruction créatrice. Le modèle d’aujourd’hui n’est donc pas solvable.

Les nouvelles technologies sont un « pharmakon ». Le terme est issu de la mythologie grecque pour désigner à la fois le remède, le poison et le bouc émissaire. Sans recul ni éducation ni réflexion, elles nous prolétarisent et nous automatisent : réflexes mimétiques sur les réseaux sociaux, addictions du smartphone et des microtâches, invasion des conversations dans les lieux publics, « aréopages contributifs » et intuitifs à la mode Wikipédia et Google. Nous devenons les Charlot pris dans les rouages de Facebook. Le parallèle avec la gabegie procédurière et le reporting du monde professionnel est flagrant. Quitter l’automatisation, donc. La fin de l’emploi, c’est aussi la fin du chômage. Mais à nous de bâtir un nouveau mode de développement libéré de la subordination. A nous de créer des lieux d’expérimentation, de réflexion, de tâtonnement. La déprolétarisation de l’emploi, c’est la valorisation des savoirs, le développement des responsabilités et des capacités. Vous avez dit émancipation ?