Richard Sennett poursuit dans ce livre les analyses qu’il avait menées dans Le travail sans qualité sur l’instauration du travail flexible et ses effets sur les individus, en cherchant à évaluer ce que ceux-ci ont perdu dans ce qui relève finalement d’un changement radical dans la culture, et quelles raisons et quels moyens ils auraient de lui résister.

Avant d’être en partie démantelées au cours des trente dernières années, les grandes bureaucraties pyramidales, dans les entreprises comme dans les administrations, avaient fortement contribué à stabiliser la société en offrant au plus grand nombre un moyen d’intégration très efficace, notamment en lui procurant une vision de l’avenir. Tout en faisant peser parfois, c’est le reproche que leur adressait Weber lorsqu’il en parlait comme d’une cage de fer, un poids psychologique très lourd sur ceux qu’elles enrégimentaient. Même si, comme les sociologues allaient progressivement l’établir, ces bureaucraties laissaient le plus souvent aux agents, aux différents niveaux, le rôle par certains côtés valorisant d’interpréter le pouvoir ou de lui conférer un sens sur le terrain.

On sait que ces institutions se sont révélées fragiles lorsqu’elles ont été confrontées à la prise de pouvoir des actionnaires au sein des grandes sociétés et à la recherche de résultats à court terme, elles-mêmes facilitées par le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui ont permis de se passer de la modulation et de l’interprétation des ordres (dans la mesure où il était devenu possible de formuler l’information en termes non ambigus et systématiques et de la disséminer dans sa version originale à travers toute la société) pour la remplacer par une nouvelle espèce de centralisation. Un autre aspect de la révolution technique, l’automation, a également affecté la pyramide en profondeur. Pour le travail manuel comme pour le travail de bureau, les organisations peuvent désormais se passer des postes de travail routiniers grâce à des innovations comme les codes barres, les techniques de reconnaissance vocale, les scanners d’objets en trois dimensions, etc.

Richard Sennett compare la nouvelle architecture institutionnelle à un lecteur MP3. On peut le programmer pour ne lire au choix que quelques pistes de son répertoire, comme on peut désormais faire varier, dans une organisation flexible, la séquence de production, et accessoirement l’effectif, presque à volonté. Le centre contrôle l’information, exerce le pouvoir, mais sans l’autorité ; la distance sociale atteint son maximum et les salariés sont livrés à eux-mêmes pour trouver comment s’ajuster au mieux aux cibles, aux ordres et aux évaluations de performance du centre, le tout le plus souvent dans l’urgence et, de surcroît, dans un climat de concurrence qui s’étend à l’organisation interne elle-même. Avec pour conséquence, l’affaiblissement de la loyauté institutionnelle, mais également de la confiance informelle entre salariés et du savoir sur l’organisation. C’est là un cadre qui a profondément désorienté les individus, explique l’auteur, dans leurs efforts pour planifier stratégiquement le cours de leur vie et estompé la force disciplinaire de l’ancienne éthique du travail fondée sur la gratification différée…

Les institutions flexibles privilégient le genre de vie mentale propre aux consultants, qui se déplacent d’une scène à l’autre, d’un problème à l’autre et d’une équipe à l’autre. Les membres de l’équipe eux-mêmes doivent devenir experts en processus, puisque avec le temps ils vont devoir circuler dans l’organisation. Ce travail requiert un véritable talent. Il faut être capable de se projeter dans le futur en imaginant ce que l’on pourrait faire en brisant contexte et référence : dans le meilleur des cas, il s’agit d’un travail d’imagination. Au pire cependant, cette recherche du talent coupe toute référence à l’expérience ainsi qu’aux chaînes de circonstances, évite les impressions des sens, dissocie l’analyse de la croyance, ignore la colle de l’attachement émotionnel, pénalise l’approfondissement, explique Richard Sennett.

La reconnaissance du talent dans ces organisations va ainsi de pair avec la montée de la crainte de devenir inutile, qu’entretiennent l’offre mondiale de travail – qualifié – , l’automation, et la gestion du vieillissement, qui privilégie le remplacement par des salariés plus jeunes par rapport au recyclage, et lance un défi à l’Etat-providence, que jusqu’à aujourd’hui celui-ci n’a pas su relever.

Pour les défenseurs de la nouvelle économie, on devrait mettre au crédit de ces nouvelles institutions d’avoir libéré l’imagination. Si l’on considère que c’est du côté de la consommation que le citoyen a tiré le plus de bénéfices de ces changements, il est assez logique de se demander si les évolutions enregistrées dans celle-ci sont de nature à affecter les comportements politiques, pourquoi pas dans un sens progressiste. Mais le consommateur-spectateur-citoyen, explique Richard Sennett, se voit offrir des plates-formes politiques qui ressemblent aux plates-formes des produits, qui ne peuvent tenir lieu de projet commun, et des différences plaquées, qui sont systématiquement survalorisées. Il est invité à faire peu de cas des contingences, à faire crédit à une politique toujours plus attentive à l’utilisateur, de moins en moins incité à comprendre comment fonctionne le monde, et à accepter sans cesse de nouvelles politiques (ce qui n’est pas sans miner, soit dit au passage, la confiance des électeurs dans les hommes politiques). Les gens ont besoin d’un ancrage mental et émotionnel ; ils ont besoin de valeurs qui permettent d’évaluer si les changements touchant le travail, les privilèges et le pouvoir en valent la peine. Bref, ils ont besoin d’une culture, qui ne soit pas que factice.

En conclusion, Richard Sennett évoque alors trois valeurs critiques susceptibles selon lui de contrecarrer ce qu’il décrit comme la nouvelle culture du capitalisme : le fil narratif, l’utilité et le métier, dont il nous livre quelques illustrations marquantes. Telles que, pour le fil narratif : les efforts déployés par de nouveaux syndicats en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis qui cherchent à donner aux travailleurs la continuité et la durabilité qui manquent dans les organisations flexibles et à court terme, y compris en se constituant en agence de l’emploi, le partage du travail aux Pays-Bas ou les premières concrétisations qu’ont trouvées l’idée d’un revenu de base acquis à tout un chacun indépendamment de son travail. Ou encore, pour l’utilité, le fait de reconnaître celle-ci comme un bien public et donc de rémunérer, par exemple, les services domestiques. Avant de conclure sur le métier, en notant que tous les êtres humains veulent la satisfaction de bien faire quelque chose et veulent croire à ce qu’ils font. Or c’est précisément, si l’on en suit Richard Sennett, ce que l’ordre nouveau dénie, ce qui pourrait bien procurer à la fois une raison et un moyen de le combattre…