Nous Français sommes capables de mettre des satellites en orbite et nous serions incapables de mettre en œuvre la réduction du temps de travail des cadres ? Il n’y a pas de rapport, me direz-vous. Il y en a pourtant un : avec de l’imagination et de la méthode, un projet bien conduit atteint son objectif.

Dans l’entreprise, la réduction du temps de travail des cadres doit s’aborder en termes de projet, dont la phase principale est un accord sur les modalités, le suivi et le bilan, permettant un éventuel recalage de l’accord en question.

La réduction du temps de travail est avant tout un problème d’imagination. D’autres pays arrivent, sans psychodrame, à gérer leurs cadres de façon plus saine, il n’y a pas de raison pour qu’il y ait une « exception française » en ce domaine.

La prétendue complexité du problème n’est qu’un prétexte : les DRH sincères reconnaissent volontiers qu’il n’est ni plus ni moins difficile techniquement de réduire le temps de travail des cadres que celui des autres catégories de personnel mais qu’à court terme cela coûte beaucoup plus cher.

Le patronat - ou tout au moins la partie la plus autoritaire et la moins imaginative de cette catégorie - est particulièrement opposé à la réduction du temps de travail des cadres. Il y a à cela deux explications, dont l’une est purement idéologique (les cadres m’appartiennent) et l’autre économique : c’est sur le travail intensif de cette catégorie de salariés que les entreprises réalisent le plus de marge. Le travail non rémunéré que représentent les heures supplémentaires gratuites des cadres sont une source de profit non négligeable pour l’entreprise et on comprend que les directions ne tiennent pas à y renoncer.

Pas une contrainte, un projet

La réduction du temps de travail sera effective dans les entreprises à une condition : que l’on sache la prendre comme un projet et non comme une contrainte. La loi, contrairement à la façon dont la présentent quelques commentateurs, s’inscrit dans cette stratégie : elle n’impose pas de l’extérieur des contraintes rigides mais incite à la négociation en apportant de l’aide.

Dans les entreprises, il faut négocier d’abord les conditions dans lesquelles on va aborder le sujet. Qui en prend l’initiative ? Qui compose le groupe des négociateurs ? Qui en est le pilote ? Combien d’hypothèses soumet-on à la négociation ?

Le projet sera finalisé par la signature d’un accord portant sur les modalités concrètes. Mais l’affaire ne s’arrête pas à la signature formelle. Il est indispensable de prévoir un suivi de la réalisation de cet accord. Le bilan qui en sera tiré après quelques mois permettra d’adapter l’accord.

Prendre en compte la stratégie de l’entreprise et les intérêts des salariés

Le bon accord de réduction du temps de travail, qui conduit à une réorganisation du travail et de la production, est un compromis entre la stratégie économique de l’entreprise et les intérêts et désirs des salariés.

Pour bien connaître l’une, la première question à poser par le groupe projet au chef d’entreprise devrait être : « quelles sont les orientations stratégiques de l’entreprise ? ». Les négociateurs seront parfois surpris de l’absence de réponse mais ils doivent conduire les dirigeants à expliciter leurs objectifs et leur stratégie.

Pour bien connaître les autres, il est indispensable que dès le départ, tous les salariés soient associés à la réflexion. Un accord en matière d’aménagement et réduction du temps de travail ne peut être crédible que si les personnes concernées ont été associées au processus amenant à un nouveau type d’organisation qui permette une autre répartition de la charge de travail. Si seuls les négociateurs sont dans le coup, en dehors des salariés, le processus ne fonctionnera pas ou mal. Le risque serait alors de ne procéder qu’à des modifications de fonctionnement présentant un intérêt immédiat mais d’avoir des difficultés à se projeter dans le temps, alors qu’une nouvelle organisation ne doit pas seulement être valable dans l’immédiat mais aussi dans l’avenir.

Qu’ils soient experts ou managers, les cadres sont en première ligne pour aider à la constitution du bon compromis. En effet, ils connaissent l’organisation de l’entreprise et les transformations qu’il est possible d’y apporter. Ce n’est pas l’état-major qui changera l’organisation d’un coup de baguette magique, les modifications ne peuvent être que progressives, au plus près du terrain. Et ce sont largement les cadres qui savent ce qui est possible. Ce sont eux qui sont amenés à « mettre en musique » le changement prévu, à gérer au quotidien la réduction du temps de travail de leurs collaborateurs, en y intégrant la leur. Et la leur doit être prise en compte au départ, en même temps que celle de tous. Les cadres ne doivent pas servir de variable d’ajustement et travailler plus pour combler la diminution du temps de travail des autres, comme ce fut le cas. Outre que cela risque d’être rapidement contre-productif, cela aurait des conséquences sociales néfastes, car ce serait casser la communauté de travail et aggraver la distance sociale entre les cadres et les autres catégories de salariés.

Autonomie et charge de travail

Le temps de travail des cadres est lié à leur charge de travail, qui découle des objectifs qui leurs sont fixés (explicitement ou implicitement). Il est vain de croire que l’on peut réduire le temps de travail des cadres sans réduire leur charge, charge à la fois temporelle et mentale. Pour qu’il y ait baisse de la charge de travail du cadre, il faut qu’une partie de cette charge soit transférée. Elle peut l’être horizontalement ou verticalement. Verticalement : le cadre délègue à des salariés qualifiés, capables de prendre en charge ces tâches avec la même qualité d’exécution. Horizontalement : les cadres se partagent les mêmes tâches à plus nombreux. Selon les cas, c’est l’une ou l’autre solution (ou un mélange) qui sera la plus opérante. Et cela ne peut apparaître que lors d’une discussion au plus près du terrain, dans le département ou le service.

La réduction de travail des cadres doit correspondre à la création d’emplois qualifiés mais pas nécessairement d’emplois de qualification identique. Il peut arriver que des chercheurs soient soulagés par la création de postes de secrétaires ou d’assistants, il peut arriver aussi que la diminution du temps de travail de consultants ne s’obtienne qu’avec l’embauche de nouvelles recrues de même profil.

Que le cadre soit hiérarchique ou expert, sa charge de travail se compose principalement de deux éléments : les dossiers qu’il doit traiter au quotidien, d’une part, et les sollicitations auxquelles il est confronté sans cesse, sollicitations qui tiennent à ses compétences ou ses connaissances sur d’autres dossiers. Il est probable qu’une meilleure organisation permettrait de gagner du temps mais dans bien des cas cela jouerait à la marge car les sollicitations ne s’arrêtent que si on coupe le téléphone. Et alors de fait, la compétence sollicitée n’est plus à l’œuvre, et l’efficacité en souffre, certes celle du demandeur et non du sollicité, mais en conséquence l’efficacité globale. Si le cadre n’est pas en position hiérarchique suffisamment élevée il ne peut résister à ces sollicitations, il passe son temps à faire des arbitrages : répondre à une interpellation, c’est décaler ses propres dossiers. C’est ainsi qu’on voit des cadres se plonger sérieusement dans leurs dossiers à partir de dix-huit heures, quand ils ne sont plus dérangés par le téléphone ou les traiter le soir à la maison. La possibilité de se couper des sollicitations extérieures dépend du degré d’autonomie de la personne.

Le cadre dispose d’une autonomie d’organisation, issue de ses contraintes de résultats. Pour lui, le plus souvent, être autonome signifie en faire plus (« vous avez une mission, débrouillez-vous pour la remplir »). Si on veut réduire le temps de travail de ces salariés, il faut que la solution proposée intègre le respect de cette autonomie et donc que le processus de négociation associe les cadres à la définition de leurs objectifs et de leur nouvelle organisation du travail. Si les exigences en matière de résultats sont les mêmes, rien ne changera pour ces personnes. S’ils ressentent l’accord signé comme une contrainte, ils le contourneront d’une façon ou d’une autre. Il est donc indispensable de diminuer leurs objectifs mais sans que cela signifie leur imposer une façon de travailler, donc en sauvegardant leur autonomie d’organisation.

Des repères sont nécessaires

Les cadres ont besoin de repères. Selon la place hiérarchique de l’individu, les bornes de son engagement (en temps et en énergie) dans l’entreprise seront différentes. Le forfait tous horaires - ou sa forme implicite (le cadre qui a un contrat de travail à l’horaire conventionnel et « ne compte pas ses heures ») rejette sur la seule responsabilité de l’individu le soin de borner cet engagement, mais à partir d’objectifs dont il n’a pas forcément la maîtrise. Bien des cadres opèrent une confusion dangereuse entre besoin d’autonomie et abolition des normes. Pourtant les deux ne relèvent pas du même domaine. Osons une métaphore routière : quand un automobiliste va d’une ville à l’autre, ses bornes sont la ville de départ et celle d’arrivée, son autonomie réside dans la possibilité de faire halte où et quand il le veut. Pour un cadre sédentaire, on considère que le temps d’engagement peut se mesurer par le temps de présence : les bornes sont les moments d’arrivée et de départ, même si on sait que cela n’est que la partie visible d’une réalité plus complexe. Pour un cadre nomade (commercial, acheteur, responsable après-vente), le temps d’engagement au service de l’entreprise comprend le temps productif et le temps de transport. Si les bornes ne peuvent pas être les mêmes, il faut néanmoins qu’elles existent.

Des jours de congé répartis dans l’année sont souvent une réponse adaptée, mais à condition que l’absence soit bien organisée. Car si au retour le nombre d’affaires à traiter n’a cessé d’augmenter, la RTT ne sera qu’éphémère et ne fera que confirmer les craintes des cadres. Une réduction du temps de travail pendant la conduite d’un projet est impossible, nous dit-on, puisqu’alors « tout le monde doit être sur le pont ». Admettons. Mais qu’est-ce qui s’opposerait à des jours de congés après la finalisation du projet, pour récupérer le dépassement horaire de la période ? Et si une autre mission doit absolument s’enchaîner, un compte épargne-temps - à condition qu’il soit bien bordé pour ne pas être un nouveau produit d’épargne sans intérêt pour l’emploi - constitue là encore une réponse. Mais il faut aussi que les entreprises s’organisent pour intégrer les congés de longue durée dans le parcours professionnel des cadres.

Pour nous, aucune difficulté n’est insurmontable. Si la référence horaire journalière ou hebdomadaire ne peut être pertinente, référons-nous à l’année. En l’an 2000, notre temps de travail au service de l’entreprise doit être au maximum de deux cents jours par an, comme cela fut voté au dernier congrès de l'UCC.