Ils s’appellent Stéphane et Nathalie. Ils ont la trentaine, deux enfants, se connaissent depuis la nuit des temps. Comme pas mal de gens dans leur génération, ils ont fait de bonnes études. Ils ont commencé à travailler vers 25 ans, et gravi quelques échelons. Il y a deux ou trois ans, encore, Nathalie gagnait plus que Stéphane : elle avait fait ses débuts dans un cabinet d’expertise comptable et trimé quelques saisons avant d’entrer dans une grande entreprise, avec un poste plus confortable, de meilleures perspectives et un salaire rondelet. Il avait accepté de la suivre un an dans la banlieue de Londres – cela faisait partie du contrat qu’elle avait passé avec son entreprise – avant qu’ils ne reviennent tous les deux à Paris. Ces deux-là ont un vrai sens de l’égalité : rien de politique, pas de discours, mais les réflexes presque innés des enfants de soixante-huit.

Il y a trois ans, le premier bébé est arrivé. Nathalie a pris un congé de six mois, avant de reprendre son poste. Un ou deux projets avaient été mis en place, mais rien de capital, et elle a retrouvé sans problème sa place dans l’équipe. Elle a préféré, pourtant, passer à quatre cinquièmes, pour avoir un peu de temps à elle : Stéphane assure bien à la maison, mais ce n’est pas lui qui se réveille la nuit quand le petit est malade. Comme elle travaillait dans une équipe internationale, avec des collègues qui vivent dans d’autres pays, Nathalie a obtenu de travailler un ou deux jours par semaine à la maison : pratique, pour s’occuper du bébé, et puis cela faisait des trajets en moins.

A quatre cinquièmes de temps, quatre cinquièmes de salaire, bien sûr. Pas grave : Stéphane commençait à bien gagner sa vie lui aussi, mieux que sa femme, même. Il en plaisantait. Et puis, alors qu’elle attendait le deuxième, il s’est vu proposer de partir aux Etats-Unis pendant quatre ans. Ils en ont longuement discuté, considéré la chance que cela serait pour les enfants, le salaire multiplié par deux et le logement de fonction… Nathalie pourrait peut-être négocier pour travailler entièrement à la maison et conserver son poste ? Cela a marché, et ils ont dit oui. C’est là qu’ils vivent aujourd’hui, et c’est là que nous allons les laisser. Il est moins souvent à la maison, à présent, et elle s’ennuie un peu, à Atlanta. Mais elle peut s’occuper des enfants. Elle va essayer de trouver quelque chose sur place, parce que la vie de bureau lui manque, et elle s’est aperçu que des projets importants lui étaient passés sous le nez pendant son deuxième congé de maternité. Stéphane, lui, évoque déjà son prochain poste : la dernière fois que je l’ai vu, il m’a parlé du Brésil.

Il faut se méfier des grands mots. L’égalité, par exemple. Très belle idée, l’égalité. Demandez à Stéphane et Nathalie, ils y croient tous les deux. Même l’entreprise de Nathalie y croit : elle l’a écrit dans sa charte de valeurs. Mais vous savez comme moi ce qui va se passer : Stéphane va continuer à monter dans la hiérarchie, et la carrière de Nathalie ressemblera de plus en plus à une ligne brisée : les changements d’entreprise au mauvais moment finiront par accroître l’effet retardateur des congés de maternité… Quand aura eu lieu le décrochage, pour Nathalie ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que personne ne l’aura voulu. Et le processus, une fois enclenché, est irréversible. Il s’auto-alimente constamment, de « choix » en « choix », de négociation conjugale en négociation professionnelle. Au fil du temps, il sera de plus en plus évident que c’est la carrière de Stéphane qui compte. Non pour des raisons de sexisme, mais parce que les revenus du ménage en dépendront de plus en plus – et parce que le pli sera pris. A la maison comme au travail : quand Nathalie, à quarante ou quarante-cinq ans, voudra rattraper son retard, il sera trop tard. Sans l’avoir prévu ni désiré, elle sera sortie de ce que l’on appelle le « vivier ». Exclue ? Non. Mais sur la touche.

L’inégalité existe. Elle est de moins en moins le fait d’affreux réactionnaires machistes, même s’il en restera toujours trop. Elle procède d’une culture, de réflexes, de choix apparemment sans conséquences, mais qui entraînent insidieusement les femmes dans un deuxième cercle. L’inégalité est peut-être d’autant plus forte aujourd’hui qu’elle se cache derrière la mixité. On ne la voit pas. Elle ne dit pas son nom, aucun acteur ne l’assume. Mais elle est toujours là. C’est peut-être l’enjeu central de ce numéro, que de nous apprendre à mieux la repérer, car la bonne volonté ne suffit pas. Les chercheurs nous sont ici d’une aide précieuse : ils peuvent nous aider à voir l’invisible. La principale force de l’inégalité, c’est son côté informel, insaisissable : ce n’est qu’en apprenant à repérer ses formes que l’on peut commencer à s’y attaquer. Un exemple ? La formation. Une fois qu’on a compris que la plupart des femmes ne s’inscrivent pas aux sessions programmées loin de leur domicile, on peut prendre des décisions simples, aux conséquences essentielles en termes de qualification, de promotion, d’image de soi… Mais il faut le savoir.

Une part d’égalitarisme est sans doute nécessaire, la loi sur la parité l’a bien montré. Mais en choisissant de travailler sur l’inégalité, nous adoptons une démarche plus pragmatique, et surtout plus fidèle à notre ambition réformiste. Il ne s’agit pas de plier la société à l’idéologie, d’imposer des normes abstraites à la réalité sociale et culturelle, mais plutôt de favoriser son évolution, en faisant tomber les frontières invisibles qui maintiennent les femmes, dans le monde professionnel comme en politique, dans un deuxième cercle.

Il ne s’agit pas non plus de désigner des coupables – l’entreprise, les hommes, le management, ou les patrons : comment ne pas voir que les femmes sont elles-mêmes actrices de la discrimination ? Il s’agit de montrer, à tous et à toutes, comment se fabrique l’inégalité. Un certain volontarisme s’impose, en la matière, et s’il serait beaucoup trop simple de faire de l’entreprise le grand coupable, on peut en revanche y voir un lieu privilégié pour faire avancer les choses. Après tout, une entreprise, c’est un lieu formel, avec des chiffres, des contrats, des objectifs, des règles. A l’inégalité informelle de la vie privée et du social en général, marquée par la complexité des processus et la dilution des responsabilités, on peut opposer le côté beaucoup plus structuré du monde professionnel, qui en fait un champ privilégié de l’action contre les inégalités. Les processus de discrimination une fois identifiés, il est possible de travailler sur des corrections. Ou de les négocier. L’acteur syndical, il n’est peut-être pas inutile de le rappeler, est ici au centre du jeu.