La lutte contre la corruption prend des formes diverses en France et aussi à l’échelle internationale. Depuis plusieurs années, de grandes entreprises françaises ont été condamnées. Il est vite apparu que ces sanctions pouvaient mettre en danger l’entreprise, non seulement en raison des sommes à payer, mais également en raison de l’atteinte à son image. La question s’est alors posée de savoir comment réduire ces risques. Certaines entreprises ont ainsi changé de nom et tenté de faire oublier leur sulfureux passé afin de protéger leur avenir. Mais d’autres méthodes posent un redoutable problème. En effet, elles conduisent à la mise en cause de salariés personnellement en lieu et place de l’employeur. A l’origine de cette dérive se trouve une série de lois et règlements qui conduisent à un mécanisme juridique de sanction du salarié qui ne peut être protégé que par un mécanisme de sécurisation des lanceurs d’alerte.

Dès les années soixante-dix, à la suite du scandale du Watergate ayant conduit à la démission du président Nixon, le Congrès des Etats-Unis vote le Foreign corrupt practices act (FCPA) en 1977. Ce texte rend illégal le versement de commission à un représentant d’un gouvernement étranger dans le but d’obtenir ou de prolonger un contrat, ou de favoriser une personne dans la conclusion d’un tel accord. Cette loi prévoit de très fortes sanctions pour les contrevenants, tant au pénal qu’au civil. L’association Transparency international s’inspire largement de cette loi pour promouvoir un texte anti-corruption à l’échelle internationale. Elle parviendra à ses fins avec la publication de la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption. Les dispositions de ce texte seront intégrées dans le droit national des 41 pays membres et associés de l’organisation - en France, cela sera le cas en 2000. Cette convention est le premier et unique instrument international de lutte contre la corruption. Elle cible le « côté de l’offre », c’est-à-dire le corrupteur et non pas le corrompu. Elle établit des normes juridiquement contraignantes tendant à faire de la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales une infraction pénale.

Cependant, la plupart des pays ont glissé subrepticement dans leur droit des échappatoires à cette convention. L’Allemagne s’arroge le droit de classer sans suite les incriminations de corruption qui pourraient être dommageables aux intérêts du pays. Le Royaume-Uni a classé sans suite une procédure engagée par ses services anticorruption, le Serious Fraud Office, contre BAE accusé d’avoir corrompu des officiels saoudiens. L’OCDE accuse régulièrement la France de n’engager qu’un petit nombre de procédures contre des entreprises corruptrices. Est-ce en raison de cette mauvaise volonté de lutter pour un commerce international « propre » ou, plus cyniquement, pour aider ses propres entreprises contre des concurrents ? Quoi qu’il en soit, les Etats-Unis se mettent à utiliser leur loi nationale, le FCPA, pour frapper des entreprises non américaines, y compris pour des faits commis en dehors de leur territoire : il suffit qu’elles soient cotées à Wall Street ou travaillent avec les Etats-Unis… Ainsi, de 2001 à 2007, les entreprises non américaines représentent 50 % du total des firmes sanctionnées au titre du FCPA1.

Les entreprises tentent alors de trouver d’autres sécurités. Une méthode semble rencontrer leurs faveurs : les chartes d’éthique. En 2001, le groupe Thalès, qui a été mis en cause sous le nom de Thomson dans l’affaire dite des « frégates de Taïwan », publie un code d’éthique qui « interdit absolument d’accorder directement ou indirectement, à quelque agent public que ce soit ou à un collaborateur de ses clients, tout avantage indu afin que, dans l’exercice de ses fonctions, il favorise Thalès » 2. La Direction éthique est également chargée « de préconiser les actions de sensibilisation et d’information (…), d’élaborer et mettre en œuvre les outils de formation ». Thalès, le précurseur, est suivi par de très nombreuses entreprises. « Les chartes d’éthique sont désormais bien présentes dans le paysage social des grandes entreprises et des grands groupes français », soulignent Philippe Vivien, alors DRH d’Areva et le professeur de droit Paul-Henri Antonmattei, dans un rapport rendu en 20073. Or, ces chartes semblent engendrer des effets coercitifs pour les salariés en ce qu’elles apparaissent être intégrées au contrat de travail. « Certaines clauses (de chartes d’éthique, NDLR) suggèrent la mise en place d’obligations de nature contractuelle pour les salariés (…) le non-respect de ces règles est considéré comme une faute grave susceptible d’entraîner la résiliation du contrat de travail », soulignent Antonmattei et Vivien. Ainsi, la sanction de la corruption semble se déplacer du terrain de la justice pénale, prévue par les textes issus de la convention OCDE et du FCPA, vers les sanctions privées prévues par le droit du travail. Ce déplacement protège l’entreprise en tant qu’organisation en individualisant la faute. Ce qui laisse le salarié coincé entre, d’une part, l’atteinte des objectifs qui lui sont fixés par sa hiérarchie - et qui, parfois, dans certains pays, oblige à une certaine forme de mise en œuvre de pratiques corruptives - et, d’autre part, le respect de la charte d’éthique et les obligations qui en découlent.

Comment alors sortir de ce piège ? Une des pistes semble être l’élaboration d’un véritable statut du lanceur d’alerte. Un salarié, confronté au dilemme entre l’atteinte des objectifs et l’éthique de l’entreprise, pourrait se dégager de ce piège en dénonçant les pratiques illégales auxquelles il est confronté. Ainsi, il renverrait la responsabilité de la corruption à l’entreprise et à ses règles d’éthique. Mais alors tout repose sur la protection dont il pourrait bénéficier. Certes, certaines chartes énoncent le droit du salarié à dénoncer la corruption. Ainsi, celle de Thalès permet à chaque collaborateur du groupe de « signaler tout cas de non-respect des législations ou du Code ». Certes le lanceur d’alerte bénéficie du droit de dénoncer l’illégalité. Mais sa protection reste, en droit et dans les entreprises privées, encore à améliorer.

Certes, le Juge permet au salarié de refuser d’exécuter un ordre illégal mais cela peut entraîner la rupture du contrat de travail, certes aux torts de l’employeur. Le juge, de plus, permet au salarié de porter à la connaissance d’un tiers des faits illégaux sans que cela ne soit pas considéré comme une faute, à condition, évidemment, que les accusations ne soient pas mensongères, qu’elles soient de bonne foi et énoncées sans vouloir porter atteinte à son employeur. La loi du 6 décembre 2013 « relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière » instaure, de plus, une protection, contre toute forme de représailles (licenciement, reclassement, sanctions, harcèlement, etc.) des personnes qui, de bonne foi, signalent une affaire de corruption. Cependant, dans la réalité de l’entreprise, un salarié pâtit toujours, dans les faits, au cours de sa carrière, de son honnêteté. Il ne faudrait pas que la lutte contre la corruption, toujours à poursuivre car ce délit sape les fondements des sociétés démocratiques et freine le développement des économies émergentes, conduise à sanctionner lourdement les salariés au prétexte d’éviter la déstabilisation de l’entreprise. Les chartes d’éthique internes aux entreprises, au lieu de trouver leur origine dans une initiative de l’employeur, pourraient se transformer en espace de négociation entre employeurs et organisations syndicales pour assurer une vraie protection du salarié.

1 : Cf. P. Junghans, « Les instruments de lutte anti-corruption objet d’influence et de lobbying, un conflit entre valeurs publiques et valeurs de marché », in F. Bournois, V. Chanut, M. Rival (ss dir.), Intelligence économique. Lobbying et valeurs publiques, Eska, 2013.

2 : Thalès, « Code d’Ethique », 2001.

3 : « Chartes d’éthique, alerte professionnelle et droit du travail français : état des lieux et perspectives », Rapport au ministre délégué à l’Emploi, au Travail et à l’Insertion professionnelle des jeunes, La Documentation française, 2007.