Comment liez-vous la santé et le travail, s’agissant plus spécialement des cadres ?

Serge Volkoff. La santé au travail est (aussi) une affaire de management : qu’il s’agisse de leur propre vie de travail ou de celle de leurs subordonnés. Les salariés relevant d’un « métier de l’encadrement » ont de plus en plus souvent dans leurs missions de prendre en charge les questions de santé au travail des personnes de leurs équipes – mais ils ne sont pas tous « cadres » : il y a de plus en plus de cadres qui n’encadrent pas et de plus en plus de non-cadres qui encadrent.

De façon générale je regarde la question de la santé au travail de façon diachronique, c’est-à-dire en tenant compte des parcours et pas seulement des situations du moment. Cette idée de s’intéresser aux enjeux de moyen et long terme est cohérente avec la question de la « vulnérabilité » et de la « soutenabilité » : parce qu’on ne se soucie pas seulement des personnes qui sont malades, fragiles, ici et maintenant, mais plutôt de ce qui, dans la vie de travail, recèle des potentiels de fragilisation.

Dans ce que nous avons pu observer, ce sont fondamentalement les enjeux de l’intensification du travail qui ont à voir avec la « vulnérabilité ». C’est l’évolution la plus caractéristique des conditions de travail au cours de ces 25 dernières années. Elle relève de ce que Philippe Askenazy a nommé le « productivisme réactif »[1]. Il y a quelques années, les chercheurs en sciences de la gestion évoquaient la « civilisation de la panne », censée se substituer peu à peu à la « civilisation de la peine ». L’attention portée au fonctionnement sans incident des équipements et des dispositifs devait prendre la place de l’effort physique. Or nous sommes surtout passés à ce que j’appelle une « civilisation de la hâte » : dans les entreprises, la culture de l’urgence tend à devenir un dogme ; on n’a plus besoin de prouver l’utilité de la tension des flux ou de la réactivité à tout prix. En revanche, il faudra dépenser des trésors d’énergie pour démontrer l’intérêt de constituer un stock ou de laisser des temps morts, automatiquement assimilés à des gaspillages.

Vous posez donc les conditions d’un travail soutenable.

S.V. Qu’est-ce qui fait que le travail fonctionne, que l’on a de bons résultats et que l’on respecte à peu près ses compétences et sa santé ? Qu’est-ce qu’une démarche de soutenabilité ? Il est essentiel d’avoir la possibilité de faire autre chose que la tâche prescrite. Chacun fait au mieux ce qui est demandé, et en même temps, autant que possible, on anticipe sur la suite, on vérifie ce qu’on vient de faire, on se concerte entre collègues, avec la hiérarchie ; on fait des essais, on tâtonne, etc. En travaillant, chacun cherche des voies d’action et élabore des arbitrages. Les ergonomes ont montré combien ce travail d’ajustement avec la prescription est bénéfique dans la qualité du service ou du bien rendu, que ce soit un livrable ou une relation avec un usager, un client… Et indispensable aussi à la construction de la santé pour la femme ou l’homme au travail. Serait donc « soutenable » un système de travail qui soit adapté à l’organisme humain, qui reconnaisse les stratégies non prescrites, et compatible avec les sphères familiale et sociale, avec un projet de vie[2]. Un travail soutenable, c’est donc la reconnaissance de toutes les composantes de l’activité, dans leur plénitude.

Les cadres encadrants sont en première ligne dans le besoin et la reconnaissance de ce travail peu visible, de proximité, au quotidien. Car l’intensification tient en effet de la mise à distance entre travail réel et ordonnancement, sous l’action notamment de ceux que Marie-Anne Dujarier nomme « les planneurs »[3]. Le « travail intenable »[4] (à l’opposé du « soutenable »), provient souvent des méthodes de plus en plus technicisées, une activité tenue et valorisée par les seuls indicateurs qui éludent une bonne part de ce que font les salariés. Les gestes de travail non prescrits passent aujourd’hui pour non-productifs, alors qu’à long terme ils participent de l’amélioration continue et de la performance de l’entreprise ou de la qualité du service public, ainsi que de l’épanouissement de la personne dans son travail. Il faut préserver le volet créatif du travail.

Une accélération pèse ainsi sur l’activité.

S.V. Dans beaucoup de secteurs, on travaille de plus en plus souvent « sur la brèche ». Or on peut certes trouver son compte dans un travail en mode projet, en « esprit commando », une ambiance « charrette » qui stimule, pour autant que le sens d’un travail d’équipe soit valorisé. La pression demeure, pour un temps, soutenable si les salariés ont les moyens de se serrer les coudes. Mais à long terme, l’accélération qui pèse aujourd’hui sur l’activité peut devenir insupportable. Quelque chose craque, un accident, un événement dans la vie privée, lorsqu’on se retrouve avec un parent à aider, avec des adolescents à épauler, ou simplement un conjoint ou conjointe qui a besoin davantage de l’autre, ou que l’on a soi-même un pépin de santé, éventuellement dû au travail ou tout simplement à l’âge… Là on se rend compte que le travail sous intensité accentue les petites déficiences. Une presbyacousie, une gêne musculaire, etc., deviennent un problème de santé dans le travail. Si vous avez des insomnies, des troubles digestifs, des douleurs articulaires infra-pathologiques, votre entourage – ou le médecin au travail – va vous dire de « faire attention ».

Il y a pour beaucoup d’entre nous ces moments subtils où l’on ne se sent plus complètement fait pour ce que l’on fait. A partir de là, si vous ne changez pas, cela peut s’aggraver. Si vous changez – c’est souvent possible dans les grandes entreprises ou administrations, plus difficile dans les PME – cela peut apparemment se passer très bien. Vous serez dans une fonction moins exposée à l’urgence permanente. Mais à ce moment-là vous lâchez un peu d’intérêt à votre travail… Dans un endroit plus tranquille, moins exposé, vous vous sentez moins reconnu, moins visible. Cela, personne ne peut s’en accommoder sans un peu de déception. Si ce petit basculement intervient à plusieurs années de la retraite, c’est difficile. Dans les dernières années de vie professionnelle, on est parfois amené à échanger entre intensité et ennui ; cela peut donner une impression de renoncement, une autre forme de vulnérabilité.

Le renouvellement générationel est-il une cause de cette accélération ?

S.V. Il n’est pas si sûr que les jeunes soient tentés d’évincer les anciens. Il ne faut pas emblématiser les relations entre les générations. Cela se joue davantage dans le mode de pilotage de l’organisation. Il peut y avoir des stratégies, adoptées par les responsables des entreprises ou administrations, qui ont pour effet d’accentuer les tensions entre générations. Il dépend de la haute direction de se raconter (ou non) à elle-même, et de raconter (ou non) autour d’elle en quoi l’expérience professionnelle est intéressante. Ce qui renvoie ici, non pas à l’intensification du travail mais à l’intensification des changements.

Beaucoup d’entreprises vivent encore sous l’emprise d’un imaginaire dans lequel la cadence du changement doit être rapide. Je pense à la littérature managériale des années 90, à l’ouvrage, alors célèbre, de l’américaine Rosabeth Moss Kanter par exemple et de la pensée de la Harvard Business School autour de la « roue du changement » : When giants learn to dance : the definitive guide to corporate. Le titre est éloquent : il est mieux de savoir bouger que de savoir bien faire. Or le travail soutenable impose de se poser la question des rythmes des changements, c’est-à-dire à la fois leur cadence, leur répétition et les délais dans lesquels ils s’effectuent. Pourquoi s’imposer par exemple une norme qui édicte que les cadres doivent changer de poste tous les trois ans ? Je ne dis pas qu’il ne faut pas évoluer mais il faudrait prendre un peu de recul face à ce qui est établi comme norme. C’est aujourd’hui encore plus vrai dans les administrations que dans les entreprises. Il règne une espèce de fébrilité qui s’est emparée de responsables de services publics autour du New Public Management, une espèce de culpabilité des responsables administratifs qui se racontent que la modernité est celle du rajeunissement et de la vitesse. La mobilité, comme le mouvement, ne doit pas être édictée et dogmatique. Je ne suis pas un promoteur de l’immuabilité mais de la cohérence des parcours.

Comment valoriser l’expérience professionnelle ?

S.V. Un parcours cohérent, cela suppose de pouvoir répondre positivement à la question suivante : est-ce que ce que j’ai fait avant fait sens avec ce que je ferai après ? L’expérience est faite d’événements vécus sur lesquels on a pu réfléchir. Un salarié qui effectue des tâches répétitives a relativement peu d’événements vécus – même s’il ne faut pas sous-estimer ce qui est vécu dans les métiers peu qualifiés dans lesquels il peut y avoir beaucoup plus d’arbitrages, de réflexions et d’appréciation qu’on ne le croit. Mais accumuler des événements n’est pas la panacée. Le tout est de donner des temps de respiration entre l’avant et l’après et de ne pas cumuler sans se donner les moyens de se poser.

A ce titre, l’essentiel de la responsabilité des cadres est de voir comment mettre en cohérence les parcours, et permettre à chacun de tirer parti de ses expériences antérieures. Il faut pour cela qu’ils disposent de temps d’ajustements et de créativité individuelle, au quotidien et à long terme. La réalisation du travail, les temps de respiration pour anticiper et ajuster ce qui est demandé, constituent l’expérience. Les cadences rapides et l’absence de réflexivité, nient l’élaboration de l’expérience, mais aussi son apport, c’est en cela qu’elles sont usantes. Je crois que tant que le travail permet d’apprendre il demeure soutenable. Se sentir ni submergé, englouti par le travail, ni s’y ennuyer, voilà la clé d’un peu de préservation de sa santé.

Propos recueillis par Laurent Tertrais

[1] Les Désordres du travail. Enquête sur le nouveau productivisme. Le Seuil, 2004. [2] Cf. Serge Volkoff, Corinne Gaudart, « Conditions de travail et ‘’soutenabilité’’ : des connaissances à l’action », Centre d’études de l’emploi, 2015. [3] Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, La Découverte, 2015. [4] Pour reprendre le titre du livre coordonné par Laurence Théry (La Découverte, 2006), avec de nombreuses contributions de militants CFDT.