Avec une participation de 62%, les premières élections démocratiques en Tunisie constituent une véritable avancée, malgré certaines dérives constatées par l’ensemble des observateurs.

La plus importante de ces dérives consiste à mon avis dans le fait qu’il n’y a pas eu une initiation à grande échelle de l’utilisation du bulletin de vote : le comment voter n’a pas été médiatisé. Pourtant, ces dérives et ces irrégularités n’ont pas eu un impact décisif sur les résultats des élections. A titre d’exemple, en appliquant la réglementation stricte et en sanctionnant toutes les pénalités, Ennahdha aurait perdu environ quatre sièges, ce qui est peu.

Quelques raisons au succès d’Ennahdha

Les campagnes électorales des différents partis ont été inégales et confuses, notamment sur les objectifs des élections. Il y a eu à mon sens trop de débats sur les programmes économiques et pas assez sur la nature et le contenu de la future constitution.

Le mode de scrutin a été souvent mal interprété, ce qui a laissé penser que les têtes de listes indépendantes passeraient automatiquement, ce qui fut une erreur dont les conséquences ont favorisé l’élimination (à part quelques exceptions) de la mouvance citoyenne.

Il faut également rappeler qu’un événement accidentel s’est produit pendant la campagne électorale. Il a favorisé rapidement l’élargissement de l’électorat d’Ennahdha. Le film Persépolis projeté par la chaîne de télévision Nesma a été mal reçu par une grande partie de la population. La polémique autour de ce film, puis les excuses populistes et maladroites du directeur de la chaîne ont donné une arme inespérée aux islamistes pour dénoncer « la laïcité qui nous vient de l’étranger, la laïcité coloniale ».

Une coalition secrète et discrète a été établie début avril entre Ennahdha et le CPR (Marzouki) qui a permis à ces derniers d’être présents sur tout le territoire et dans toutes les circonscriptions.

Ennahdha a adopté un discours de rupture, étant donné qu’elle se considérait la victime à la fois de la dictature et de l’exclusion orchestrée par les « modernistes ». Malgré les dérapages dus à l’existence de plusieurs courants au sein de Ennahdha, le discours prononcé par les dirigeants du parti était marqué par une volonté manifeste de rassurer l’ensemble de la société. Enfin, le parti la Pétition de H. Hamdi s’est présenté plutôt comme une démonstration et un message qui essaient de confirmer que le parti Ennahdha n’a pas le monopole de l’islamisme, du populisme et de la récupération des orphelins du RCD (les gens du peuple, surtout ceux qui appartiennent à des régions pauvres). Ce message a agacé tous les partis, Ennahdha tout particulièrement.

Pour finir, si la jeunesse n’a pas joué un rôle significatif dans ces dernières élections, les personnes âgées, de plus en plus nombreuses en Tunisie, pratiquement abandonnées par les partis politiques, sans ressources acceptables et souvent pauvres, n’ont pas eu d’autre choix que de se réfugier dans les mosquées. Cette catégorie a voté massivement et spontanément en faveur d’Ennahdha.

Quelques raisons à l’échec des partis progressistes

Les partis « modernistes » ne disposaient pas d’une culture unitaire, d’une vision commune vis-à-vis des objectifs de la révolution, d’une stratégie à moyen terme et d’un discours social. Divisés, ils ont mené une campagne catastrophique, surtout dans les régions du Sud.

Le courant syndical historique était quant à lui absent en tant que force structurée et organisée lors de ces dernières élections, ce qui a certainement aussi affaibli la mouvance « progressiste ».

Le Parti Démocrate Progressiste (PDP) n’a pas obtenu le score attendu parce qu’il s’est coupé d’une partie de sa base traditionnelle (la classe moyenne, récupérée en partie par Ettaktol (Ben Jaafar) en adoptant un discours libéral proche de celui de la grande bourgeoisie.

Quant aux medias, sans grande expérience, plutôt activistes que journalistes pour la plupart, ils voulaient tout dire, tout commenter, tout interpréter, ils voulaient interviewer en priorité les chefs de partis, ou exclusivement une dizaine de personnes qu’ils considéraient comme des « grands analystes ». Ces derniers ont parlé le plus souvent de leur propre idéologie plutôt que de scenarios probables ou des conditions incontournables d’une transition démocratique pour parvenir à l’Etat de droit, à l’émergence d’une administration au service du citoyen, à l’école démocratique, à l’égalité des chances,…, bref à la civilité et à la culture démocratique.

La politique étrangère a été pratiquement occultée par tous les partis, par toutes les listes dans tous les débats. Cet « oubli » indique que tous les intervenants sur la scène politique ne disposent pas encore d’une vision géopolitique globale. En fait tous les partis politiques ont reproduit avec beaucoup de prudence les clichés habituels pour la construction d’un Grand Maghreb, pour une solidarité des peuples arabes ou encore pour le soutien inconditionnel du peuple palestinien.

Aléas et incertitudes pour la suite

L’analyse politique révèle une tendance lourde qu’il faudrait souligner et prendre en considération dans l’articulation du politique avec l’ensemble des composantes de la société : le corps électoral qui s’est exprimé compte 3.702,627 personnes. Ennahdha a obtenu 1.501,418 voix, ce qui représente 40,5% des électeurs soit 90 des sièges à l’assemblée. Les autres partis réunis ont obtenu 834,114 voix. Il reste plus d’un million de personnes qui ont participé aux élections et qui ont voté pour les listes indépendantes (très nombreuses et trop dispersées) ou pour des petits partis qui n’ont pas gagné de sièges à l’assemblée. Que faire de ces exclus dont un certain nombre, à tort ou à raison, se considèrent comme les véritables héritiers du mouvement du 17 décembre ? Que faire pour que ces exclus du scrutin ne soient pas tentés par la mise en marche d’une nouvelle révolte ?

Comment établir des alliances efficaces au sein de l’assemblée quand certaines personnalités mettent en avant leurs ambitions personnelles au détriment du consensus ?

Comment Hamadi Jebali, probablement futur premier ministre, soutenu également par la bourgeoisie sahélienne, pourra-t-il se débarrasser de la tutelle de Ghanouchi, sans provoquer une crise au sein d’Ennahdha ? Mustapha Ben Jaafar sera-t-il l’homme du consensus ? Vu le nombre réduit des représentants de son parti au sein de la Constituante, pourra-t-il jouer un rôle déterminant dans le gouvernement ?

Tous ces grands partis sont-ils d’accord sur la nature de la politique du régime à mettre en place : présidentiel ou parlementaire ? Sont-ils d’accord sur une politique étrangère commune ? Ont-ils une approche convergente sur un éventuel projet sociétal commun ?

Que se passera-t-il si Ennahdha (90 sièges) et la Petition de H.Hamdi (19 sièges) s’organisent en un front uni au sein de l’Assemblée Constituante ? La mouvance islamique et islamisante aurait alors la majorité avec 119 voix.

Autant de questions, d’aléas et d’incertitudes qui pourront être tranchés, confirmés ou infirmés dès les premières séances de travail de la Constituante.