Derrière un titre banal et des propos déjà lus, l’ouvrage doit être pris au sérieux. Jean-Pierre Le Goff dénonce la nostalgie des années soixante-dix, le prolongement d’un esprit de mai 68 mal digéré : la facilité avec laquelle notre société traînerait en adolescence. De quoi parle-t-on ? De l’éducation craignant de brusquer le développement personnel de l’enfant. Du marketing adulescent. De la religiosité de pacotille proposant à tous de fuir le monde et sa rationalité. De l’invasion des loisirs qui comblent le temps libre. Nous avons tous en nous une part de cet homme moderne (Le Goff parle de « nouveau monde ») tenté d’avantage par l’évasion individuelle que par la réflexion collective. Nous sommes envahis d’une charge émotionnelle qui nourrit l’espace public, nos familles et l’entreprise. Une ère du vide décrite il y a trente ans par Gilles Lipovetski : désaffection pour les enjeux du long terme, culte narcissique de l’ego et du corps, règne de la séduction – de la mode vestimentaire aux pépites de langage… L’idéologie dominante serait le bien-être individuel. L’accomplissement de l’homme débarrassé des contingences de sa condition physique et matérielle. La croyance que nous pouvons devenir ce que nous entendons de nous-même. Et celle que nous pouvons nous décoller du monde par un lâcher-prise intérieur.

Le lien familial en prend un coup. « L’intensité des sentiments est le critère essentiel de l’union, faute d’un décentrement pouvant permettre un recul salutaire face aux déconvenues d’un moment ». L’union serait devenue par nature fragile et laissée à l’appréciation de chacun. L’enfant, lui, n’aurait plus droit à la rêverie, ni à l’hésitation, et moins encore à la frustration. Tout est fait pour stimuler, socialiser, contrôler le comportement, épanouir. Comment gère-t-il cette contradiction de vivre dans une famille instable et une société qui le glorifie ? Le Goff rappelle des faits qui ont construit « l’enfant du désir » : la chute de la mortalité infantile, la maîtrise de la contraception, l’accroissement de l’espérance de vie et l’éclatement des familles. Moins attendu, plus choisi.

Le Goff est un pourfendeur de la culture psy, « à travers laquelle s’exprime une prétention hors du commun : chacun, y compris l’enfant, pourrait se désaliéner de l’emprise parentale et sociétale » (n’est-ce pas la définition de la crise d’adolescence ?). Une culture qui place l’individu et son rapport aux autres sous interrogation et surveillance incessantes qui n’ont rien à envier avec le moralisme d’autrefois. Voyez l’introspection de Psychologie magazine auprès de ses lecteurs. Voyez l’émission Super Nanny qui ausculte la vie familiale. Voyez comment nous étalons nos intimités sur Facebook.

Pourquoi se soumettre à la tyrannie du développement personnel ? Car cette quête de l’autonomie est une injonction « qui n’a rien à voir avec l’autonomie de jugement inséparable de l’instruction ». De l’éducation à l’emploi, « cette autonomie va s’intégrer à la logomachie moderniste, devenant une compétence et un objectif ». L’individu doit se parer d’outils et de méthodes décrits dans les livres. De la discipline positive à l’art d’être soi, le coaching n’équipe pas la personne d’un collectif, d’appuis durables ou de solidarités mais lui bricole une harmonie émotionnelle. Le psychologisme fait désormais autorité. Il faut guérir les difficultés relationnelles et chacun est appelé à devenir pilote de son projet professionnel et de son projet de vie. Et de son projet de soi, pourrait-on dire.

Car cet individualisme forcené a des effets dans le monde du travail. Les compétences en savoir être et les capacités cognitives ont rejoint les connaissances techniques et les savoir-faire. Dès lors, bien faire son travail serait mesuré à la qualité relationnelle engagée autant que par l’intérêt pour le bel ouvrage. Gare à celui qui serait mal à l’aise ou peu enclin à l’épanouissement béat de l’entreprise libérée ou qui rechigne à « aimer sa boîte ». Le Goff reprend la distinction opérée par Hannah Arendt entre travail et œuvre pour rappeler « le facteur essentiel de l’intérêt au travail qui sort du cadre psychologique de la motivation aujourd’hui dominant pour prendre en considération la nature et la qualité de l’objet produit ». Dans le bon sens paysan et artisan, « il fallait que l’ouvrage fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même dans son être même ». La qualité du travail est aussi celle de l’œuvre. Conjugué avec le chômage de masse, autre mutation post années soixante, cet individualisme produit des effets déstructurants pour la personne et la société. L’individu porte le poids de la responsabilité de ses compétences, de ses performances et de son employabilité.

Dans cette solitude, il se réfugiera dans la distraction (on aurait aimé un chapitre sur la tentation du virtuel) et la surconsommation. Il décompressera dans une société « d’extension du domaine de la fête » : festivals en tous genres, musique dans les magasins, transgressions assumées, multiples fêtes éducatives, jardins publics divertissants. Il faut voyager (exalter ses sens), se fondre dans une médiation (la paix intérieure en dix leçons). Se couper du monde pour éviter le burn out. Se bricoler une religion et du rituel sentimental. « Même les Eglises chrétiennes doivent désormais compter avec les courants charismatiques et évangéliques qui invoquent l’esprit en se trémoussant ». Oui, il y a bien un malaise dans la démocratie qui désormais doit compter avec le désarroi de l’individualisme contemporain.