Si dans le secteur marchand aujourd'hui, on parle beaucoup d'instruments de gestion, privilégiant l'approche comptable et financière, ces critères sont encore peu présents dans le secteur public. Dans ce débat, on rencontre les « purs et durs » défendant une fonction publique en dehors de toute notion de performance, côtoyant un courant néolibéral représenté par ceux qui souhaitent introduire des critères d'efficacité et de rentabilité très proches de ceux du secteur marchand. Il est important que les équipes syndicales s'approprient ce débat. Que l'on soit salarié du privé ou du public, on est tous un jour ou l'autre usager du service public, concerné par les choix politiques faits par l'Etat ou les édiles locaux. C'est pourquoi la commission cadres de la région de Niort a consacré plusieurs réunions à cette approche des services publics.

Avant d'aborder ce débat, il est intéressant de reprendre les fondements de la notion de service public qui constituent un peu une exception française et d'analyser ensuite à travers l'exemple d'un service public particulier, les différentes questions posées en termes de coût, d'efficacité mais aussi de réponses sociales aux besoins des citoyens.

Les fondements de la notion de service public

Le droit français a érigé quelques grands principes qui fondent la notion de service public : égalité - continuité - neutralité - adaptabilité.

Dans une conception unitaire de la collectivité nationale, l'Etat a défini les services publics jugés essentiels qui doivent être accessibles à tous, indépendamment des moyens financiers dont dispose chaque citoyen et de l'endroit où il habite.

Cela signifie que l'usager isolé dans un village en montagne doit avoir accès avec la même qualité et aux mêmes coûts que le citadin, à la santé, à l'éducation et à de multiples services qui sont devenus aujourd'hui du fait de l'évolution de la société, indispensables.

L'Etat a gardé la responsabilité des services essentiels tels que la santé, l'éducation, la police, la justice, l'économie, les finances et l'aménagement du territoire. Cependant des établissements privés peuvent être chargés dans le cadre d'un contrat de participer à certaines missions de service public dans le domaine de la santé, de l'éducation nationale ou de l'aménagement du territoire. Par contre d'autres services indispensables aux citoyens sont aujourd'hui confiés majoritairement à des entreprises privées. Citons les transports, les télécommunications, la distribution de l'eau, de l'électricité, la gestion des déchets, etc.

L'exception française que constitue cette notion de service public a longtemps permis d'imposer aux sociétés concessionnaires de ces services des contraintes importantes pour que soient respectés les principes fondamentaux d'égalité, neutralité, etc. Les directives européennes vont créer un paysage nouveau.

L'enjeu d'un service public n'est pas seulement la satisfaction des usagers et l'efficacité économique au regard des objectifs qui lui sont fixés. Son rôle s'inscrit dans une politique globale qui allie aménagement du territoire, environnement, cohésion sociale, etc. Lorsque la personne publique (Etat ou collectivité territoriale) choisit de déléguer un service public, elle doit conserver les moyens de contrôler l'action de l'entreprise privée dans ces domaines.

Un service public particulier : la collecte des déchets ménagers

Dans ce débat très vaste, la commission a choisi d'analyser un service particulier, celui de la collecte des déchets ménagers.

Ce service présente l'avantage pour notre réflexion d'être assuré aujourd'hui pour environ 60 % par des entreprises privées et pour 40 % en régie directe par des établissements publics en général intercommunaux. Comme celui de la distribution de l'eau, c'est un secteur sensible, qui représente des enjeux financiers très importants. Les entreprises privées qui interviennent sont toutes des filiales des grands groupes Vivendi, Lyonnaise des eaux, etc. La gestion en régie directe par des établissements publics d'une part non négligeable du secteur, permet de comparer et d'étayer notre réflexion sur les choix qui nous paraissent fondamentaux pour le respect des grands principes d'un service public.

Ce service nous concerne tous.

Nous sommes tous producteurs de déchets quotidiennement.

Nous sommes tous contribuables en payant une taxe ou une redevance pour la gestion des déchets.

Nous sommes tous citoyens concernés par notre environnement, attachés à la disparition des décharges sauvages qui enlaidissent notre paysage et le polluent et à la protection de l'air que nous respirons, pollué entre autres par les émanations des usines d'incinération.

Le producteur attend un service régulier et de proximité.

Le contribuable souhaite payer un coût raisonnable, en tout état de cause un prix pour lequel il dispose d'informations en toute transparence puisqu'il s'agit d'un service public.

Le citoyen est en droit d'exiger le respect des règles de protection de l'environnement et doit aussi avoir son mot à dire sur les décisions en matière d'aménagement de l'espace (infrastructures construites dans la région, flux des transports induits par cette activité, etc).

Mission déléguée et critères philosophiques

En France, les grands groupes qui se partagent le marché, répondent à des cahiers des charges établis par les collectivités qui leur délèguent la mission.

Le service public de gestion des déchets comporte globalement trois étapes : la collecte, le tri (activité récente qui ne se pratique pas encore partout) et l'élimination des déchets soit par incinération soit par enfouissement dans des centres techniques agréés.

Si l'on considère ces différentes étapes, on peut dire que la collecte auprès de l'usager producteur, activité mise en œuvre depuis longtemps est globalement réalisée en respectant les principes de mission de service public. Il est cependant important que la personne publique en conserve la maîtrise pour imposer entre autres une solidarité entre les ruraux et les urbains. L'usager isolé ne doit pas en effet payer un prix exorbitant même si la benne de collecte doit faire plusieurs kilomètres pour le desservir. Il doit y avoir mutualisation des coûts.

Il en va différemment des étapes suivantes : les directives récentes du gouvernement (circulaire Voynet - août 1998) et la loi sur les déchets de juillet 1992 interdissent l'enfouissement en décharges sauvages et imposent de trouver des solutions alternatives. Elles prônent notamment le tri et la valorisation d'un maximum de déchets collectés avant d'envisager leur élimination. Cette activité nouvelle représente un coût non négligeable et peut avoir un impact social important. De ce fait il est fondamental que la personne publique en conserve la maîtrise d'œuvre même déléguée. En effet ce stade de la gestion des déchets requiert essentiellement des opérations manuelles. La valorisation d'une partie des déchets puis leur recyclage peut se faire par le tri chez l'habitant convaincu au préalable par une campagne de communication. Les déchets valorisables seront soit collectés chez lui et acheminés vers un centre de tri ou bien l'usager sera invité à les porter lui-même vers une déchetterie. Ces deux types d'équipements publics, centre de tri et déchetteries requièrent pour leur fonctionnement un personnel important. Les opérations manuelles à ce stade représentent 30 à 35 % du coût du traitement. C'est un secteur en pleine expansion, riche en emplois et particulièrement en emplois qui n'exigent pas de qualification particulière. Ce peut donc être pour les collectivités locales l'occasion de mettre en œuvre une politique d'insertion sociale, alliant ainsi leur connaissance des besoins sociaux locaux et des emplois à créer pour leurs services de gestion des déchets. Une politique volontariste dans ce domaine pourra même permettre de mettre en place un accompagnement social et une politique de formation et de professionnalisation de ces emplois qui concoure à terme à l'insertion des agents et à la qualité du service.

Si cette politique semble tout à fait réalisable dans le cadre d'une gestion publique de ce service, comment imaginer imposer une telle démarche aux entreprises privées à qui sera confié le service et dont la philosophie est totalement différente !

Olivier Piot dans le Monde du 02/12/98 titrait « le mariage fécond de l'environnement et de l'insertion économique remis en cause par l'arrivée d'entreprises privées sur le marché ».

Après le tri créateur d'emplois lorsque s'exprime une volonté politique locale, suivent les opérations de traitement des déchets non valorisables (qui échappent au tri ou sont issus des refus de tri). On entre alors dans le champ des décisions techniques pointues et très onéreuses.

Au cours de cette troisième phase, selon les choix faits par le décideur, les déchets sont soit incinérés soit enfouis dans des conditions techniques très strictes. A ce stade, de multiples procédés sont proposés sur le marché mais leur complexité rend très difficile l'appropriation du débat par le « citoyen de base ».

L'ensemble de cette activité « gestion des déchets » génère un flux en terme de transport routier très important. Une étude récente l'évaluait à 38 % du trafic. On comprend sans peine les incidences en terme d'infrastructures routières, de risques, de nuisances, etc.

Faire ainsi la description des différentes étapes nécessaires à la réalisation d'une mission de service public fait apparaître à l'évidence que le seul critère de performance de l'activité concernée ne suffit pas même s'il est nécessaire. La prise en compte de variables externes à l'activité intrinsèquement concernée fait précisément la différence avec le secteur privé. A qualité égale, à coût égal, seul un service public sera de nature à élargir le « champ du réverbère » (dimension sociétale).

A titre d'exemple, inclure la variable « emploi » dans les choix faits, la mesurer dans chaque solution proposée dans la mise en œuvre d'un service public, représente un instrument de gestion que nous devons imposer.

La variable emploi

La région Poitou-Charentes et l'ADEME1 ont récemment publié les résultats d'une enquête2 sur l'activité « recyclage en Poitou-Charentes ». Celle-ci fait clairement apparaître la différence en terme de créations d'emplois des choix faits pour la gestion des déchets : traiter 10 000 tonnes de déchets en les incinérant contribue à créer 0.8 emploi, en les stockant en centre agréé quatre emplois et en les recyclant vingt-six emplois.

Un établissement public intercommunal dans cette région a ainsi décidé de privilégier la construction de mini-déchetteries rurales, plutôt que de construire des déchetteries plus importantes dans les villes du secteur. Cette politique en lien avec les services sociaux des communes concernées a permis de recruter une quarantaine d'agents d'abord en contrat d'insertion, qui ont bénéficié d'une formation et sont ensuite intégrés progressivement comme agents de la fonction publique. Leur rôle d'accueil, d'information auprès des usagers est très important et apporte une qualité au service public difficilement mesurable mais indéniable pour l'adhésion des usagers à une politique de respect de l'environnement. En terme d'emplois, ce choix se traduit par environ quarante emplois créés au lieu de quatre ou cinq si l'établissement public avait opté pour la construction de déchetteries urbaines. Le coût brut à l'habitant est plus élevé certes, mais le service a gagné en qualité et des personnes, souvent en grande difficulté sociale, ont retrouvé un emploi.

Le transport des déchets est un autre secteur sensible de ce service public. Envisager, partout où cela est possible, d'autres modes de transport que la route, peut représenter des économies en terme de nuisances que le citoyen doit faire prendre en compte même si le coût brut du tonnage transporté semble à première vue plus élevé.

Des choix, des coûts et des externalités

La gestion des déchets ménagers représente sur le plan économique des flux financiers énormes et un coût pour l'usager qui va croissant. A travers les exemples cités, il apparaît clairement que les choix faits par les collectivités qui en ont la charge, sont des enjeux importants, porteurs de développement local et de protection de l'environnement. Ils nous concernent que nous soyons agent du service public ou usager et nous devons être en mesure de faire des propositions pour interpeller les décideurs.

Choisir entre une gestion privée ou une gestion publique n'est pas neutre. L'externalisation des coûts d'une entreprise privée vers la collectivité publique se traduit par un coût additionnel que celle-ci répercutera sur les taxes, l'impôt ou encore par une réduction des services publics ou de leur qualité. A contrario, les rouages de l'Etat, au niveau micro-économique, peuvent jouer un rôle capital dans la réduction des coûts « macro-économiques » par la prise en compte de données sociales (insertion, formation), de critères environnementaux ou de choix en termes d'infrastructures.

Même s'il n'est pas aujourd'hui officiellement à l'ordre du jour dans la fonction publique, le débat inévitable sur les 35 heures, va obliger les responsables des services publics à mesurer l'activité de ces services et leur efficacité. Ces instruments de mesure sont quasi inexistants et leur emploi est étranger à la culture française.

Il nous faut donc proposer une autre approche :

  • refuser de limiter le débat à l'unique paramètre coût,
  • comparer les conséquences des différentes solutions proposées en termes de création d'emplois et de qualité du service,
  • mesurer l'impact sur l'environnement local.

Demander aux entreprises privées de mesurer les services publics dont elles ont la charge sur ces critères, relève d'un pari très difficile même si certaines clauses peuvent être insérées dans les cahiers des charges de la concession. Et si l'Etat et les collectivités publiques donnaient l'exemple !...

1 : ADEME : Agence de l'Environnement et de la Maîtrise de l'Energie.

2 : Enquête réalisée auprès des valorisateurs - données 1997.