Discuter du travail ne va pas de soi. En témoigne le retour régulier d’une volonté de mieux prendre en compte l’expression des salariés et de développer des fonctionnements plus participatifs dans l’histoire des organisations de Taylor à nos jours, à travers les chantiers kaizen du toyotisme, les cercles de qualité, le droit d’expression des lois Auroux, les « espaces de discussion sur le travail » (EDT) qui se développent actuellement… Mais à quels enjeux se confrontent ces démarches participatives et quels enseignements en tirer quant aux conditions de leur mise en œuvre ?

Pour répondre à ces questions, une thèse Cifre (Convention Industrielle de Formation par la Recherche) a été réalisée en partenariat entre le cabinet Plein Sens et le Conservatoire national des arts et métiers. Ce double cadre visait à éclairer les enjeux de la discussion sur le travail se posant tant dans le monde de l’entreprise : en étudiant les conditions nécessaires au développement « d’organisations capacitantes »[1], dans le cadre du courant de « l’ergonomie constructive »[2], cette recherche visait pour Plein Sens à apporter des pistes de réflexion et d’action concrètes pour intervenir au sein des entreprises et auprès des partenaires sociaux, en inscrivant le dialogue social dans les enjeux du travail, comme levier de performance et de recherche de nouveaux compromis sociaux. Les principaux résultats qui vont ici être présentés sont issus de l’analyse de démarches de discussion sur le travail développées dans quatre entreprises : deux organismes de protection sociale, une institution bancaire et La Poste.

 

Des Espaces de Discussion sur le Travail ?

 

Les « Espaces de Discussion sur le Travail » évoqués ici reposent sur un ensemble de principes posés dans la littérature, notamment en sciences de gestion et en ergonomie[3].

Il s’agit de temps d’échange portant sur le travail, tel qu’il est réalisé, à partir de situations de travail vécues et de la façon dont elles ont été gérées « dans la vraie vie », plutôt qu’uniquement sous l’angle de la prescription du travail : indicateurs, objectifs ou encore approche commerciale qu’il s’agirait d’adopter. Ces échanges visent à partager des « gestes métier », à s’entendre collectivement sur des façons de coopérer, à développer ce qui fonctionne bien dans le travail, mais aussi à améliorer des situations qui ont besoin de l’être, en résolvant des problèmes concrets. Au-delà de temps d’expression, il s’agit de temps de discussion et d’élaboration permettant la confrontation des points de vue sur le travail, pour aboutir à des propositions d’actions collectivement partagées.

Les espaces de discussion sur le travail instaurent donc une dynamique participative : en donnant la parole aux salariés à tous les niveaux hiérarchiques, ils visent à développer leur « pouvoir d’agir » sur le travail, sur son organisation et sur les décisions qui les concernent. Il s’agit bien là de soutenir une logique de subsidiarité, c’est-à-dire la prise de décision au plus bas niveau hiérarchique pertinent, ce qui réinterroge les marges de manœuvre et d’autonomie à tous les niveaux.

Dans cette perspective, les espaces de discussion de cette recherche prennent le parti d’une animation par les managers auprès de leurs équipes (managériales ou non) : la présence des managers a pour vocation de garantir la prise en charge des produits de la discussion par l’ensemble de la ligne hiérarchique, pour qu’elle soit suivie d’effets. De plus, une telle configuration permet à chaque niveau de mieux connaître la réalité du travail de l’équipe encadrée. Ce choix implique d’outiller les managers-animateurs de la discussion à travers notamment une formation à l’analyse du travail. En effet, cette approche suppose de porter une certaine grille de lecture des situations de travail, qui cherche à comprendre l’écart entre le travail « prescrit » et le travail dit « réel », à mettre en lumière les différentes manières de le gérer dans une logique compréhensive et non de sanction, ce qui appelle un positionnement spécifique.

Inscrire la discussion dans une régularité adaptée à l’activité, dans l’organisation du travail, en cohérence avec les temps d’échange existants et sur le temps de travail, vise enfin à favoriser sa pérennité.

 

Une discussion qui ne se décrète pas…

 

Cependant, la discussion sur le travail n’est pas une fin en soi. Elle doit rester un moyen au service de l’activité, une ressource pour la réalisation du travail.

Les résultats de la recherche ont montré que les EDT ont tendance à s’essouffler dans le temps, pour différentes raisons : certains acteurs disent déjà discuter de leur travail au quotidien ; d’autres se voient submergés par un « empilement de dispositifs » à mettre en œuvre (groupes de travail, réunions de services, « espaces temps communication », briefs…) et ne trouvent plus le temps de « faire leur travail » ou n’identifient plus les différences et complémentarités entre ces temps d’échange ; d’autres encore ne jugent pas le moment opportun du fait d’un pic d’activité ou encore d’autres démarches d’écoute ou d’expression récemment mises en place, à visées parfois différentes.

Ces retours témoignent de la nécessité de concevoir la discussion au regard de l’organisation existante, de son actualité et des pratiques en place. Ils pointent la nécessité de « partir de l’activité » et de ses besoins, en somme, d’interroger la finalité d’une telle discussion : à quoi sert-elle aux acteurs concernés ? Dans quelle mesure peut-elle être utile à leur activité et répondre à ses enjeux ? Sous quelle forme ? Est-ce le bon moment pour mettre en discussion certains sujets ?

Ainsi, instaurer ou développer une discussion sur le travail implique nécessairement d’en débattre avec les premiers concernés, plutôt que de chercher à « déployer » un « dispositif » préconçu. On ne peut prescrire la discussion : il faut co-construire ses conditions. Cette logique « remontante » est essentielle pour que la discussion soit possible, durable et qu’elle constitue une ressource pour les individus comme pour les collectifs.

 

… et qui nécessite en même temps un fort soutien institutionnel

 

Dans le même temps, si l’activité s’avère tellement « tendue » et optimisée qu’aucun lieu ni temps d’échange ne peut y exister, la seule volonté des collectifs ne peut suffire. Aussi, pour pouvoir vivre, la discussion sur le travail a besoin d’un « espace » et d’un soutien institutionnel.

Ce soutien demande un portage fort par le top management, à travers l’inscription de la démarche dans une dynamique globale d’établissement qui favorise la participation et la subsidiarité. Organiser la subsidiarité suppose une réflexion quant aux marges de manœuvre et périmètres décisionnels des différents niveaux hiérarchiques vers des formes d’autonomie et de responsabilisation.

Le soutien doit donc être politique, mais aussi opérationnel : il s’agit notamment de dégager du temps et un lieu pour la discussion, sur le temps de travail, tout en s’assurant de ne pas perturber la production. Il s’agit aussi de mettre en cohérence les différents dispositifs et actes managériaux existants, en veillant à ce qu’ils répondent de manière complémentaire aux nécessités de l’activité (information descendante et/ou remontante, suivi d’indicateurs, résolution de problèmes, partage de pratiques…), la vocation spécifique des EDT étant de consacrer un temps particulier pour parler de la réalité du travail afin de mieux la prendre en compte dans les processus d’organisation et de décision.

 

Une évolution du management

 

La mise en place d’une démarche de discussion sur le travail revêt donc une dimension managériale essentielle. Cette approche fait évoluer le rôle et le positionnement des managers, d’une forme de posture d’expert qui définit les problèmes à traiter et les solutions à apporter, à celle d’un « maïeuticien » qui accompagne son équipe à faire émerger les situations difficiles ainsi que les propositions d’actions susceptibles d’y remédier.

L’un des résultats de la recherche est que ce positionnement particulier peut générer un « effet double casquette » si la dynamique participative de la démarche n’est pas globale : les managers peuvent avoir le sentiment d’adopter un fonctionnement participatif le temps de l’espace de discussion, parfois en décalage avec une posture traditionnellement plus descendante le reste du temps.

Ce constat met en exergue la nécessité de développer plus largement des fonctionnements participatifs et subsidiaires au sein des établissements. La subsidiarité appelle non seulement à permettre une discussion sur le travail entre les managers et leurs équipes, mais également entre les « managers de managers » et leurs équipes encadrantes. L’enjeu est double ici : permettre à chacun de disposer d’un espace de discussion sur son propre travail, collaborateurs comme managers, mais également de prendre en charge les productions des EDT à tous les niveaux.

Ainsi, un travail « d’organisation de la subsidiarité » est nécessaire pour permettre aux collectifs de traiter ce qui est à leur main, mais également pour que ce qui ne relève pas de leur niveau d’arbitrage puisse être remonté et discuté aux niveaux hiérarchiques pertinents.

[1] Les organisations « capacitantes » sont des organisations qui mettent les acteurs en capacité d’agir sur leur propre travail et de contribuer aux décisions qui les concernent, en leur donnant la parole à tous les niveaux hiérarchiques.

[2] P. Falzon, Ergonomie constructive, PUF, 2013

[3] L. Van Belleghem, E. Forcioli Conti, « Une ingénierie de la discussion? Chiche ! »,  Actes du 50ème congrès international de la Société d’ergonomie de langue française, 23-25 sept. 2015. M. Detchessahar, L’Entreprise délibérée : refonder le management par le dialogue. Nouvelle Cité, 2019.