Les cadres face à la doxa de la mobilité géographique

Les cadres sont à même de déployer des ressources et des capacités qui facilitent leur mobilité géographique[1] : diplômes, compétences transverses acquises, niveau de responsabilité. De plus, ils ont intégré les normes sociales de promotion valorisant les mobilités - soit une appropriation cognitive de la mobilité. Enfin, les conditions actuelles d’accessibilité à la mobilité (formation, réseaux de transport, réseau social…) leur sont favorables. Les cadres sont ainsi susceptibles de trouver un emploi dans la plupart des régions - ce qui n’est pas toujours le cas d’autres catégories de salariés.

Par ailleurs, la doxa managériale prône la mobilité géographique et vante positivement ses répercussions individuelles et sociétales. Pourtant, nous manquons d’études plus nuancées qui intègreraient les attaches géographiques comme une facette intégrante de la mobilité dans les parcours professionnels. Notre hypothèse est que les arbitrages professionnels des cadres mettent en jeu des attaches géographiques. Toutefois, nous nous interrogeons sur la nature de ces attaches, sur leur rôle et sur l’homogénéité de la catégorie cadre face à ces arbitrages : les cadres qui rejoignent une petite entreprise[2] raisonnent-ils comme leurs homologues en grande entreprise ? Les cadres raisonnent-ils de la même manière en début, en milieu ou en fin de carrière en termes d’attaches géographiques ?

 

Pourquoi distinguer les métaphores de l’attache, de l’ancrage ou de l’enracinement quand on décrit la (non)mobilité géographique ?

Chacune de ces métaphores participe à une « poésie du savoir » de manière sensiblement différente (Debarbieux, 2014) :

- L’enracinement ou la « racine » fait référence à une inscription structurelle dans l’espace, à un « lieu nourricier » forme de dépendance (prétendument) organique/vitale ;

- L’ancre « qu’on dépose et qu’on lève » renvoie à une inscription conjoncturelle sur une position spatiale donnée ; l’ancre valorise les ressources du lieu et elle est compatible avec un potentiel de mobilité ;

- Par contraste, nous définirons l’attache comme un lien sensible et ductile (qui peut être allongé sans se rompre) à des lieux dont l’échelle est plus ou moins grande (un pays à une pièce dans une maison) ou à des personnes toujours inscrites dans des lieux même si potentiellement mobiles.

 

L’importance des attaches géographiques dans les comportements vis-à-vis de l’emploi

Des études antérieures établissent le rôle des attaches géographiques dans les comportements vis-à-vis de l’emploi. Par exemple, les ingénieurs de la Silicon Valley changent souvent d’employeurs majoritairement dans ce bassin d’emploi (Almeida & Kogut, 1999), ils sont professionnellement très mobiles et géographiquement stables. Les employés danois indiquent être prêts à activer une mobilité géographique non pour des facteurs économiques, mais avant tout pour limiter leurs trajets domicile-travail, se rapprocher de leur famille ou de lieux familiers (Dahl, 2010). En effet, les mobilités récurrentes appellent la nécessité de liens identitaires et émotionnels : se sentir « de » quelque part et « bien » quelque part (Gustafson, 2001, 2009). De plus, chaque individu possède à la fois un « espace de primarité », celui des liens sociaux, culturels, psychologiques et émotionnels indispensables au bien-être, à l’intégration et à la cohésion sociale, et des espaces « de secondarité » qui renvoient habituellement au lieu de travail, à la double résidence, voire à la région/au pays d’origine selon Vincent-Geslin et al. (2016). Enfin, chez les couples à double carrière, la stabilité géographique participe aux équilibres d’arrangements conjugaux et familiaux (Bonnet et al., 2006).

 

L’imaginaire de la carrière cadre « traditionnelle » occulte généralement les petites entreprises

En France, si les grandes entreprises (GE) recrutent au niveau national, leurs sièges et leurs établissements prestigieux sont essentiellement localisés dans les grandes métropoles (Ile-de-France, Lyon, Toulouse, Marseille). Leur pendant, les 3 millions de petites entreprises installées sur tout le territoire tendent à recruter localement. Or, l’imaginaire de la carrière cadre « traditionnelle » fait généralement l’impasse sur la PME - excepté à travers l’engouement actuel pour les start-ups. Les salaires proposés, la localisation et le peu de niveaux hiérarchiques limitant l’évolution de carrière verticale semblent impacter l’attractivité de ces petites structures (BpiFrance, 2018).

Pourtant la moitié des cadres cotisants Agirc exerce en PME (Bourgain et al., 2020) et l’Apec évalue que 39 % des PME ont recruté au moins un cadre sur l’année 2019. Le secteur des services est le premier pourvoyeur d’emplois cadres en PME (8 sur 10 emplois cadres - soit 1,4 million cotisants à l’Agirc). Les trois activités qui emploient la majorité des cadres en PME sont 1/ les activités « spécialisées, scientifiques et techniques » (cabinets de conseil, d’architectes, de formation, d’avocats, d’experts-comptables…), 2/ le commerce, et 3/ l’information-communication (Bourgain, 2015)

 

Les jeunes cadres en PE présentent des profils sociodémographiques plus diversifiés et sont géographiquement plus dispersés que leurs homologues qui débutent en grande entreprise

Notre étude statistique menée sur les données Génération 2010 à 2013, sur la base de deux sous-échantillons de 12 245 jeunes cadres insérés en petite entreprise mono-établissement de moins de 50 salariés (PE) et de 14 615 jeunes cadres insérés dans un établissement de plus de 500 salariés (GE), indique que :

- Les jeunes cadres en PE présentent une localisation en région pour 64% d’entre eux dispersés sur un tiers des régions (présentes avant la réforme territoriale adoptée en 2015), contre 36 % en Ile-de-France ;

- La moitié d’entre eux s’est maintenu sur sa région d’origine (51% d’entre eux), voire sur sa région de formation (59%) ;

- 6 sur 10 souhaitent rester dans la région où ils habitent (63% d’entre eux).

À l’inverse, les jeunes cadres qui rejoignent un grand établissement de plus de 500 salariés indiquent :

- Une localisation en Île-de-France pour 61% d’entre eux contre 39 % en région.

- Ces jeunes cadres en GE en Ile-de-France ne sont pas originaire d’Ile-de-France (pour 80 % d’entre eux), ce n’est pas non plus leur région de formation pour la moitié d’entre eux.

- La moitié d’entre eux souhaitent une mobilité géographique dans les 5 prochaines années.

Par ailleurs, nous observons un taux de féminisation quasi à parité chez les cadres en PE alors que le taux de féminisation est bien inférieur (39 %) parmi les jeunes cadres qui rejoignent une GE. Les cadres en PE sont plus souvent diplômés universitaires (58 % en PE contre 41% en GE), et plus rarement issus d’une Grande Ecole (23% des jeunes cadres en PE contre 44% des jeunes cadres en GE). Leur niveau de diplôme est varié : 71% sont diplômés du supérieur long, 20% du supérieur court et 9% ne possède qu’un diplômé du secondaire. À l’inverse, les jeunes cadres en GE sont à 85% diplômés du supérieur long, 12% du supérieur court et 3% uniquement du secondaire. Même en termes d’âge, les jeunes cadres en GE issus de l’enquête Génération présentent un parcours de formation initiale sans retard : 80% sont âgés entre 26 et 29 ans trois ans après leur sortie de formation initiale. Cette proportion tombe à 68% pour les jeunes cadres en PE.

On peut faire l’hypothèse qu’en GE jouent des éléments de sélection standardisés autour d’un profil dominant : masculin, issu de Grande Ecole, après un parcours de formation initiale sans retard, et mobile géographiquement en début de carrière. Ceci semble être beaucoup moins le cas des cadres de PE où nous observons plus de jeunes femmes cadres, 10% d’entre elles ont d’ailleurs charge d’enfant, plus souvent diplômés universitaires que de Grande Ecole, avec des parcours plus divers qui se reflètent dans l’éventail des âges de 20 ans à la trentaine pour les diplômés d’un doctorat.

 

Les attaches géographiques au cœur des arbitrages professionnels des cadres en petite entreprise

Notre enquête empirique auprès de cadres de petite entreprise montre que les attaches géographiques jouent dans leurs arbitrages professionnels. Ces attaches relèvent du registre de « l’espace de primarité » essentiel pour le bien-être, l’intégration et la cohésion sociale. Ces attaches sont multiples. Non-exclusives, elles peuvent agir conjointement (ou non) pour justifier des choix de vie. De nature identitaire ou affective de manière large, parfois liées à la nécessité de sécurité économique, ces attaches viennent enfin concrétiser un espace de familiarité, un espace sensible (ou esthétique) et s’appuyer souvent sur la qualité du cadre de vie local.

Lorsque les cadres en petite entreprise mobilisent dans leurs arbitrages professionnels le registre identitaire et affectif, l’espace porte les traits culturels distinctifs du lieu de vie. Ce dernier est celui de l’attachement aux racines et de la culture familiale ou du lieu investi affectivement (« ma famille est implantée ici, on est de la région et j’ai toujours eu cet attachement à la région »). Dans le même registre, certains cadres cherchent un ressourcement identitaire, parfois pour créer un fondement identitaire familial, comme ce cadre international « très angoissé à l’idée [de] déraciner de nouveau [ses enfants] » dont il souhaite « qu’ils se sentent attachés [en France], qu’ils [y] plantent leurs racines ».

Le registre de la nécessité économique repose sur le souhait d’une transition rapide vers un emploi peu éloigné géographiquement du domicile. La sécurité économique qu’offre l’emploi local prime sur la mobilité vers l’inconnu. Les cadres dits « autodidactes », peu diplômés, loyaux, valorisent ainsi l’emploi local « connu » malgré les salaires modestes. La crainte de la non-reconnaissance de l’expérience professionnelle acquise en petite entreprise, voire du diplôme obtenu en formation continue, ressort lorsqu’ils évoquent les arbitrages professionnels.

La qualité du cadre de vie local est enfin mobilisée à travers les sens et l’usage de termes esthétiques et/ou sensibles jusque dans la description du parcours professionnel (Le Feuvre et al. 2011). Le « bien-vivre » intègre des éléments symboliques et pragmatiques d’un lieu : « j’ai de la chance, je n’ai pas besoin de voiture pour aller à la campagne… l’été on entend les chevaux hennir, je trouve que c’est une qualité de vie extraordinaire » [femme cadre très dédiée à son travail, qui a fait carrière dans diverses petites entreprises locales].

 

Vers une remise en question de l’injonction à la mobilité géographique ?

Notre recherche identifie la nature et le rôle des attaches des cadres à l’espace, en analysant la perception des cadres de petite entreprise. Les cadres, catégorie plurielle, analysent leur parcours aussi en termes d’inscription dans l’espace, un espace aux caractéristiques et aux opportunités d’emplois différentiées (Labadie, 2015). Les cadres en petite entreprise dérogent majoritairement au script dominant de mobilité géographique (généralement porté par les GE) dont ils sont prompts à fustiger les effets délétères en termes de détachement affectif, de coût de la vie ou encore de détérioration de la qualité de vie. Lors d’arbitrages professionnels, l’attache géographique permet de légitimer a posteriori l’action de rejoindre une petite entreprise ou d’y rester. Un tel positionnement alternatif au modèle dominant de mobilité interroge les nouvelles normes de carrière qui intègrent la disparité des attentes et les aspirations au bien-être des cadres, y compris en grande entreprise.

 

Bibliographie indicative

Almeida P.; Kogut B. (1999). Localization of Knowledge and the Mobility of Engineers in Regional Networks, Management Science, vol. 45, issue 7, p. 905-917. Bourgain, M., Trouvé, P. & Vilette, M-A. (2020). Cadres en PME. Etude APEC Trajectoires - Parcours et Inégalités, mars, 74 p.https://corporate.apec.fr/home/nos-etudes/toutes-nosetudes/cadres-en-pme.html. Bourgain, M. & Gilson, A. (2020). Le rôle des attaches géographiques dans les parcours Professionnels. Rimhe, vol.2020/1, n°38, p.3-24. Bourgain M. (2015), La gestion des cadres dans les PME servicielles, Ires, 85p. Bpifrance Le Lab (2018), Attirer les talents dans les PME et les ETI. Dahl M.S., Sorenson O. (2010), The Social Attachment to Place, Social Forces, vol.89, n°2, p. 633-658. Debarbieux B. (2014), Enracinement-ancrage-amarrage : raviver les métaphores, L’Espace géographique, n°43, p. 68-80. Gustafson P. (2001), Roots and routes, Gustafson, P. (2001a). Roots and routes: Exploring the relationship between place attachment and mobility, Environment and Behavior, n° 33, p. 667-686. Gustafson P. (2009), Mobility and territorial belonging, Environment and Behavior, vol. 41, n° 4, july, p. 490-508. Kaufmann V. (2002), Re-thinking mobility in Contemporary Sociology, Aldershot/Burlington, Ashgate. Labadie F. (dir.) (2015), Parcours de jeunes et territoires, Rapport de l’Observatoire de la jeunesse, Paris, La Documentation Française, 240 p. Le Feuvre N., Lapeyre N.  (2011), Féminisation et aspiration à une meilleure qualité de vie : dynamique majeure des classes moyennes supérieures, Bouffartigue et al., Cadres, classes moyennes : vers l’éclatement ? Armand Colin, 352 p. Vincent-Geslin S., Ravalet E., Kaufmann V. (2016), Des liens aux lieux : l’appropriation des lieux dans les grandes mobilités de travail. Espaces et sociétés, n°164-165, p.179-194.

 

[1] Réunion des trois conditions de la « motilité » selon Kaufmann (2002) [emprunt à la biologie qui réfère à la capacité de déplacement spontané ou par réaction à des stimuli] : 1/ les compétences, 2/ l’appropriation cognitive de la mobilité par l’évaluation des possibilités de mobilité et 3/ les conditions d’accessibilités grâce aux structures sociales, juridiques et politiques. La motilité est « la manière dont un individu ou un groupe fait sien le champ des possibles en matière de mobilité et en fait usage ».

[2] La petite entreprise (PE) est une « unité organisationnelle de production jouissant d’une certaine autonomie de décision pour l’affectation de ses ressources courantes, qui emploie moins de 50 salariés U.T.A. (unité de travail par année), et dont le total de bilan n’excède pas 43 millions d’euros » (décret français n°2008-1354, reprend la recommandation n°93/208/CE modifiée par n°2003/361/CE). L’harmonisation dans les Etats membres sert l’analyse statistique et économique, les obligations financières et l’accès aux aides sur la base de quatre critères : l’effectif, le chiffre d’affaires, le total du bilan et la détention des capitaux.