Valoriser l’intelligence manuelle

Christophe Chinas dirige une entreprise de charpente (chinas-charpente.fr) après avoir été enseignant. Il témoigne de ses choix dans un récit publié par le site Raconter la vie :

« [...] Les anciens me disent souvent : « Avant on avait plus de temps pour mieux faire, on n’était pas autant pressés. » La qualité de l’ouvrage aussi s’en ressent, on est souvent obligés d’aller trop vite, de faire les choses à moitié, et dans le pire des cas de « cacher la misère », c’est un cercle vicieux où le client n’a plus confiance, et pour de bonnes raisons, mais où il veut aussi toujours payer moins cher pour toujours « mieux ». Mais la qualité a un prix, et donc la qualité se fait rare…

[...] Le grand coupable c’est aussi la non valorisation de l’intelligence manuelle. Cette intelligence manuelle, qui lorsque je dis ma profession fait pourtant réagir les gens de la sorte : « Oh c’est un beau métier ! » Cette intelligence manuelle qui fascine lorsqu’il s’agit d’un chirurgien, d’un sportif, d’un musicien ou d’un artiste de renom, et qui peut être rémunérée par des millions, mais qui au jour le jour, pour le petit travailleur laborieux, cette intelligence n’est plus que son petit gagne-pain qui lui permet, s’il est habile et bon gestionnaire au mieux, ou sournois et voleur au pire, de bien vivre, et qui permet à plein d’autres de vivoter au milieu de leurs souffrances. Cette intelligence manuelle qui est mal connue, car peu considérée, peu étudiée, peu valorisée.

Et pourtant si j’ai quitté une vocation de professeur des écoles pour me reconvertir il y a sept ans, c’est qu’après avoir lu Piaget et Freinet, mon intellect me disait que l’expérience manuelle était un merveilleux chemin de découvertes, de compétences et de connaissances, et que mes mains rabougries sous la seule tenue d’un stylo depuis tant d’années aspiraient à plus d’envergure et d’épanouissement : quelque chose qui satisfasse mon corps et mon intellect.

Et depuis sept ans je suis comblé. Chaque jour est une découverte, un apprentissage. Mon corps a trouvé son utilité, tous les jours stimulé par l’exercice physique ; mes sens sont perpétuellement en éveil au contact du vent, du soleil, de la pluie, de la matière. Mon intellect est inlassablement défié par des solutions techniques à trouver, par les particularités de chaque chantier, par la coordination avec les autres corps de métier, par l’organisation constante et quotidienne. Jour après jour je construis des ouvrages durables, je le vois et je le vis de mes efforts. Chaque jour est gratifiant, et pour ceci comme beaucoup d’autres de mes collègues, j’aime profondément mon métier [...] » (extrait de C. Chinas, « Je construis vos maison », Raconter la vie, Seuil, 2015).

Tenir un service public

Frédéric Norguet est lui directeur adjoint d’une Mission Locale - espace d’accompagnement global au service des jeunes de 16 à 25 ans - en Indre-et-Loire. Indépendante, elle fonctionne comme une TPE avec la particularité d’avoir des missions de services publics.

Autre particularité : sa gouvernance. Une quinzaine de personnes qui travaille dont la moitié comme conseillers spécialisés dans l’insertion sociale et professionnelle. La fonction de direction pilote « l’entreprise » avec des objectifs annuels de mise en emploi et/ou en formation. La fonction de direction adjoint fait office de manager et de gestion des ressources humaines qui a la connaissance des métiers. « Le social, on y vient pas par hasard, explique Frédéric, la finalité pour les salariés, c’est l’accès à l’autonomie des jeunes par l’accompagnement ». Il faut à la fois avoir un goût pour autrui, des compétences techniques et savoir gérer ses émotions. Les Missions Locales accueillent un public jeune, désorienté, défavorisé, en manque de repères. « On s’investit beaucoup et on peut parfois se perdre dans l’accompagnement de la jeunesse : tout l’enjeu de l’accueil et de l’accompagnement est de se fixer une limite à l’empathie et d’agir en professionnel ». Les conseillers s’appuient sur des techniques d’entretien, connaissent les ressources des nombreux partenaires de la Mission Locale qui sont en première ligne des politiques publiques.

Ainsi, la Mission Locale ressemble à une TPE à qui l’Etat demande des comptes au nom de la société. Quelle singularité ! « Les pouvoirs publics demandent du reporting de l’activité et agissent en partenaires ; nous avons du mal à valoriser le travail social d’accompagnement et d’écoute ; par exemple, le nombre de contrats à durée indéterminée conclu sur un territoire ne résume pas en soi tout le travail d’écoute et de propositions qui se fait lors des entretiens avec les jeunes ; ce professionnalisme-là n’est pas mesurable, pour autant c’est bien ce dernier qui permet l’accès à l’emploi des jeunes ».

A l’articulation entre un public aux demandes fortes, précises, individuelles et des injonctions collectives dans tous les domaines (emploi, logement, formation, santé, culture, mobilité, financements...), peu connues du grand public, les Missions Locales vivent et se pilotent comme des petites entreprises qui, comme les TPE, fondent leur activité sur une passion partagée par une petite équipe et des managers très proches du travail quotidien.

La passion du métier

Sabine Barboul, architecte à Liévin, a choisi de créer une société coopérative et participative (SCOP).

« Un architecte, c’est souvent un nom, un statut, mais pas seulement. L’activité repose sur plusieurs métiers : j’ai choisi de valoriser l’équipe plutôt que le titre ». Tout le monde est associé dans une SCOP ; le partage de la valeur ajoutée, les décisions, la relation client, « ce qui n’altère pas le management et ne réduit pas le besoin d’autorité mais développe des formes de travail collaboratives inhérentes à notre métier ». Sabine explique l’avantage à tout partager : l’implication de chacun dans la réussite de l’entreprise.

Ce statut de SCOP sied bien à une TPE, et ce d’autant que le métier est complexe : « nous avons de plus en plus de normes à respecter dans tous les domaines : l’accessibilité des bâtiments, la sécurité incendie, les études thermiques, etc. Il faut tout savoir sur tout et la conception architecturale - le cœur de métier - se réduit avec les contraintes gestionnaires, même si celles-ci sont parfois essentielles » témoigne Sabine.

Ce partage du travail et la confiance instaurée entre collaborateurs lui ont permis de travailler et piloter à distance (« je suis beaucoup en télétravail pour des raisons personnelles »). C’est une organisation professionnelle qui implique une confiance optimale avec les autres salariés. Mais la souplesse des TPE est leur atout de compétitivité.