Construire et conforter le modèle européen de management, telle était la volonté exprimée, il y a quelques années, par EUROCADRES, lors d’un symposium que nous avions organisé à Bruxelles1. Nous avions voulu attirer l’attention sur des caractéristiques de nos méthodes de gestion, qui distinguent nos pays européens des modes américain ou japonais. Le modèle européen de management n’est pas un modèle préétabli ou unique. Il s’appuie sur des réalités enracinées dans la diversité de nos pays. Nous avions particulièrement souligné la nécessité de situer les entreprises dans leur environnement, et de tenir compte des conséquences des décisions de gestion sur l’environnement économique, écologique et social.
Certains de ces éléments sont, plus récemment, réapparus dans le débat que la Commission européenne a voulu lancer, fin 2002, sur la responsabilité sociale des entreprises2. Il conviendrait mieux de parler de responsabilité «sociétale» car l’on se réfère aux initiatives multiples qui ont conduit à mettre en exergue la «citoyenneté» des entreprises.
Les dispositifs mis en oeuvre sont variés. Des bilans sociaux sont établis dans certaines entreprises (selon les pays de façon volontaire ou par obligation légale) pour fournir des données concernant la gestion des ressources humaines, la santé et la sécurité ainsi que les conditions de travail. Des méthodes de gestion s’efforcent de tenir compte des diverses parties prenantes (stakeholder-management). Des processus d’audit social sont conduits par certaines entreprises de façon interne ou externe, avec une implication plus ou moins importante des syndicats. Des chartes sont parfois proclamées, des codes de conduites établis. Différents labels ont été créés (parfois associés à des campagnes pour un commerce équitable). Des agences de notation se sont constituées (notamment en référence avec les investissements éthiques). Cela s’est développé dans un contexte européen ouvert sur le monde, mais dans le même temps, les conventions internationales de l’OIT ou les codes de l’OCDE ont du mal à se faire respecter.
Quatre exigences essentielles
Ainsi la multiplicité des approches ne va pas sans confusion. Le risque existe que la promotion d’un concept par trop général de «responsabilité sociale des entreprises» ne serve à couvrir des opérations trompeuses de marketing ou d’auto-justification ou encore ne se limite à des décisions unilatérales de directions d’entreprises s’auto-proclamant soucieuses de certains besoins de la société. Il n’est pas acceptable qu’une entreprise dans le but d’améliorer son image de marque fasse établir un rapport vantant son souci de l’environnement et de l’éthique sociale, alors qu’elle restreint le dialogue social aux obligations strictement légales ou qu’elle néglige les pollutions qu’elle induit.
Pour aboutir à des progrès réels en évitant de trop nombreux écueils, il nous apparaît que quatre exigences essentielles, étroitement liées, doivent être prises en compte :
- besoin de crédibilité, ce qui suppose transparence des processus et pertinence des instruments utilisés ;
- besoin d’intégration dans les modes de gestion, car cela affecte les objectifs poursuivis et les processus de décision ;
- besoin d’implication des parties intéressées, sous des formes diversifiées pour que ceux qui sont concernés puissent intervenir ;
- besoin d’un dispositif-cadre européen, qui doit se situer dans un contexte mondial, et s’appuyer sur les divers types d’instruments : législatifs, contractuels et de concertation.
Besoin de crédibilité
Les rapports d’audit, les dispositifs de certification et de labellisation, les agences de notation, etc. contribuent à fournir des informations utiles sur la qualité des produits, services, procédures et comportements des entreprises. Mais la question de leur crédibilité se pose souvent. Des garanties de transparence, d’accès aux sources d’information, de pertinence des instruments utilisés et de contrôles doivent être établies pour que de tels dispositifs puissent jouer leur rôle. Détermination de la règle et contrôle de conformité doivent être distingués.
L’élargissement des domaines d’évaluation est lié à la diversité des parties intéressées. En outre, l’indépendance des acteurs intervenant dans ces dispositifs est nécessaire à leur crédibilité. Pour ce faire, la possibilité de débats contradictoires est indispensable.
Besoin d’intégration dans les modes de gestion
Les responsabilités des entreprises vis-à-vis de la société dans son ensemble ne peuvent se limiter à la diffusion d’informations c’est-à-dire crédibles et vérifiables. La prise en compte de ces responsabilités dans toutes leurs composantes suppose une redéfinition des objectifs et des politiques des entreprises, qui conduit ensuite à adapter en conséquence les outils de gestion.
Des processus d’audit social sont parfois entrepris. Il s’agit alors souvent de procéder à un examen des résultats de l’entreprise dans les domaines sociétaux, qui peut permettre de révéler les zones de tensions entre les divers intérêts, attentes et priorités. Lorsqu’il est conduit en lien avec les diverses parties intéressées, ce type de démarche peut favoriser la transparence et contribuer à une évolution progressive et négociée des pratiques de gestion avec l’implication du personnel et des syndicats.
En outre, des codes d’éthique ou de déontologie, des chartes d’entreprise peuvent contribuer à définir des règles de référence. En s’appuyant sur les législations internationales et nationales, ils doivent favoriser les droits de l’homme et les droits fondamentaux en les prenant en compte dans les processus de gestion. Il importe que ces textes ne soient pas édictés unilatéralement par les directions d’entreprise mais qu’ils soient négociés.
L’information et la consultation des salariés doivent être généralisées. Par ailleurs, ce qui est souvent considéré comme coût caché, transféré aux sous-traitants ou externalisé sur la société (par exemple : conséquences du chômage, retraitement des déchets) ne peut plus être ignoré. De même il n’est pas possible de se limiter à des objectifs financiers à court terme, c’est le moyen et le long terme qui deviennent déterminants, avec comme conséquence la continuité des politiques et des instruments de suivi.
La diversité des formes d’entreprises (notamment: privées, publiques ou d’économie sociale) devrait favoriser des formes adaptées d’intégration de leurs responsabilités dans les objectifs et les modes de gestion. La taille des entreprises, mais aussi leurs relations, notamment de sous-traitance, doivent être prises en compte. Les objectifs de service public ne sont pas neutres et induisent des modalités de gestion qui doivent être précisées et mises en œuvre.
Les cadres, professionnels ou managers, sont directement impliqués dans la préparation et la mise en œuvre des objectifs et des politiques des entreprises. Ils jouent un rôle essentiel pour leur traduction avec des moyens de gestion cohérents. Ils doivent disposer de claires responsabilités. Leur droit à la parole doit être reconnu, y compris pour s’opposer à des pratiques illicites ou contraires à l’intérêt général. Leur formation (initiale et continue) doit tenir compte de ces nécessités, ce qui suppose que les systèmes de formation soient définis en coopération avec les partenaires sociaux concernés.
Besoin d’implication des diverses parties intéressées
La responsabilité des entreprises est complexe, elle est engagée vis-à-vis de nombreuses parties intéressées telles que les salariés, les actionnaires, les fournisseurs et sous-traitants, les clients, les habitants, les pouvoirs publics (locaux, nationaux et européens) ainsi que les instances internationales. Les modes de représentation de ces partenaires sont multiples, et comprennent les organisations syndicales de salariés et d’employeurs, les élus et assemblées politiques, et aussi des associations diverses (par exemple de défense des droits de l’homme ou de préservation de l’environnement). Le point de vue d’aucun de ces acteurs ne peut être négligé, mais leurs responsabilités dans la société et leurs liens avec l’entreprise sont de natures différentes. Il devrait en découler des modes d’implication diversifiés dans la prise en compte de la responsabilité des entreprises. C’est de leur combinaison que pourra résulter une dynamique conduisant à des progrès.
Les pouvoirs publics ont non seulement des responsabilités législatives et réglementaires mais ils doivent également faire en sorte que les citoyens aient accès aux biens essentiels et qu’ils ne soient pas menacés d’exclusion sociale. Il leur revient de veiller à ce que les entreprises (privées et publiques) et les administrations y concourent. Des infrastructures de qualité et des services publics efficaces sont indispensables à cette fin.
Les partenaires sociaux (organisations syndicales de salariés et d’employeurs) au sein de l’entreprise et aux niveaux sectoriels, nationaux et européens peuvent jouer un rôle essentiel tant par leurs connaissances internes des entreprises que par leur capacité de négociation et leur rôle économique et social. Encore faut-il qu’ils soient reconnus : au Royaume-Uni, les rapports d’audit social établis par les consultants font rarement référence aux syndicats, alors que ceux-ci sont généralement mentionnés et pris en compte dans les pays scandinaves.
En outre, les autres parties prenantes telles que les associations et ONG intéressées, doivent trouver les modalités de leur participation sous des formes appropriées à leur nature et aux problèmes considérés.
L’implication des diverses parties intéressées est nécessaire aux niveaux national et européen, mais également au niveau local où les conséquences sur l’emploi et sur l’environnement sont plus directement perceptibles.
Besoin d’un dispositif cadre européen
C’est dans le contexte mondial que doit se situer la responsabilité des entreprises. Les instruments internationaux tels que les conventions internationales du travail restent essentiels. Mais leur mise en oeuvre réelle suppose que leurs principes soient intégrés dans l’ensemble des relations internationales : économiques, commerciales, sociales et politiques. Il est grave que l’Union européenne n’ait pu aboutir à la récente conférence de l’OMC à Doha à ce qu’un processus prenne en compte les droits fondamentaux et établisse une coopération entre l’OIT et l’OMC.
Les valeurs que reconnaît l’Union européenne dans la Charte des droits fondamentaux constituent les fondements des modes de relations sociales et des modes de management en Europe. Ils sont enracinés dans des cultures diversifiées professionnelles et nationales, qui s’appuient sur des éléments constitutifs d’une identité commune : place de la négociation collective, reconnaissance des partenaires sociaux, importance des systèmes de protection sociale, rôle des services publics, etc.. Les responsabilités des entreprises s’exercent dans le contexte de ce modèle social et managérial européen qui ne les considère pas de façon isolée mais qui les situe dans l’ensemble de la société.
Un dispositif cadre européen est nécessaire pour tirer profit de ces potentialités. Il pourra répondre aux besoins de crédibilité et d’intégration dans les modes de gestion s’il réussit à impliquer les diverses parties intéressées et combiner de façon dynamique législation et règlement, relations conventionnelles et dispositifs de concertation. Cela est particulièrement nécessaire au moment où les pays d’Europe centrale et orientale, dont l’ouverture à l’économie de marché a été surtout influencée par le modèle américain, s’apprêtent à adhérer à l’Union européenne.
Nous sommes conscients que l’émergence de la notion de responsabilité des entreprises ne peut qu’être progressiveen Europeetdanslemonde. Compter seulement sur la bonne volonté conduirait à l’échec. Il en serait de même si l’un des acteurs cherchait à imposer une vision unilatérale.
Pour progresser, il convient que les diverses parties concernées acceptent de considérer des points de vue qui ne leur sont pas habituels et les conflits qui peuvent en résulter.
Les employeurs et chefs d’entreprises doivent comprendre que vouloir s’approprier la conduite de tels processus, comme ils l’ont souvent montré lors des débats de la conférence européenne de novembre 2001, ne peut que miner leur crédibilité et conduire au blocage.
Puisque la Commission européenne a engagé sa responsabilité dans la promotion du concept de responsabilité sociale des entreprises, elle doit prendre les initiatives nécessaires pour que les conséquences sur l’emploi et sur la société dans son ensemble soient considérées lors des fusions-restructurations, en ne se limitant plus aux seuls aspects de concurrence, et pour qu’une directive permette de renforcer le rôle et la qualité des services publics au sein de l’Union3. Il importe qu’elle recherche (avec les partenaires sociaux et les organisations concernées) des procédures permettant d’améliorer la transparence et la crédibilité des systèmes de labellisation et des dispositifs d’évaluation et de notation (notamment concernant les investissements éthiques). Il faut également que la Commission européenne poursuive avec détermination ses efforts pour que les normes sociales et environnementales internationales soient prises en compte dans les accords internationaux et qu’un dispositif de coopération suivi soit établi entre l’OIT et l’OMC.
Pour éviter les effets de mode et les impasses, il revient aux partenaires sociaux européens de mettre au point des dispositifs pour la prise en compte des responsabilités des entreprises dans les dispositifs multiples tels que les bilans sociaux des entreprises, les démarches d’audit social, les fonds d’épargne salariale, etc.
EUROCADRES prendra part aux débats et s’impliquera dans les développements européens. Nous préparons pour la fin de l’année un symposium sur le management européen responsable, afin d’échanger les expériences, de préciser les enjeux et d’identifier les initiatives à prendre dans les divers pays et au plan européen.
1 : Voir «Construire un modèle européen de management». Brochure publiée à la suite du symposium organisé par EUROCADRES les 9 et 10 décembre 1996 à Bruxelles et aussi «Un modèle européen ?» Cadres CFDT, N° 377, avril 1997.
2 : Voir la conférence organisée par la Commission européenne à Bruxelles, les 27 et 28 novembre 2001, suite à son livre Vert «Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises».
3 : Voir notamment le projet de directive préparé conjointement dans ce sens par la CES et le CEEP et les conclusions du sommet de Barcelone des 15 et 16 mars 2002.