La formule « sortie de crise » que l’on entend souvent passe mal aujourd’hui. L’actualité récente nous fournit de trop nombreux exemples de leçons et d’enseignements de crises non tirés, de reconduite des mêmes réflexes, de conservation des mêmes modèles. La spéculation accrue sur les places boursières contre des Etats fragilisés a repris de plus belle. Les rémunérations de certains dirigeants de grandes entreprises sont restées démesurées. Les distributions de super bonus reprennent comme avant.

Cette formule « sortie de crise » est ressentie comme une injure par ceux qui ne s’en sortent pas, ceux qui perdent leur emploi encore aujourd’hui, ceux qui ont vu diminuer leur pouvoir d’achat, ceux qui ont tout ou beaucoup perdu pendant cette crise qui est loin d’être terminée.

Et cette formule de « sortie de crise » ne renvoie qu’à une amélioration de la situation économique, à un retour à la croissance, dont nous avons certes cruellement besoin, mais en aucun cas à une sortie « autrement » de la crise ou des crises, avec de nouvelles règles du jeu de production et de redistribution des richesses. L’absence de résultats tangibles lors du sommet de Copenhague, faute d’accord entre les plus grands, laisse un sentiment d’inachevé. L’absence d’une réelle gouvernance mondiale entre les différentes institutions internationales (FMI, OMC, OIT…) pour mieux conjuguer économique, social, sociétal et écologique, fait aussi plus que jamais cruellement défaut dans cette période de crises plurielles.

C’est bien là que le bât blesse. Comment sortir plus forts de cette crise, éviter que les mêmes causes ne reproduisent les mêmes effets désastreux pour tant de travailleurs et leur famille ?

Examinons quatre leviers majeurs pour sortir autrement de la crise : la gouvernance, la formation initiale et continue des décideurs à la responsabilité sociale et sociétale, la coresponsabilité en matière de prévention des risques et d’alerte, et la mobilisation de tous les acteurs pour un nouveau contrat sociétal.

La gouvernance

Le syndicalisme européen et international a pris position, en dénonçant les abus, les dérives et les excès de la financiarisation de l’économie. Il a aussi fait des propositions en matière de régulation internationale, de gouvernance et de partage des richesses. Et cela était nécessaire, pertinent. Mais dans sa fonction et sa légitimité d’acteur de la représentation des salariés, en proximité avec le travail, l’activité, il est resté beaucoup plus discret pour proposer des mesures de sortie de crise. Et pourtant, une sortie « autrement » ne saurait obéir qu’à une seule approche macro des mesures correctives à apporter dans les domaines économique, social et environnemental. Du micro au macro, de l’individu au collectif, du citoyen aux institutions internationales, les leviers d’une sortie de crise dans d’autres conditions sont pluriels et les parties prenantes sont multiples. Elles reposent sur la coopération, la co-construction et la contractualisation des nouvelles règles du jeu du développement et du vivre ensemble.

Pour mieux fonctionner, le FMI, l’OMC, la Banque Mondiale, l’OIT doivent mieux dialoguer, confronter leurs logiques, et contractualiser les solutions à mettre en œuvre pour « sortir autrement » de cette crise. Cette confrontation organisée des logiques afin de produire de la régulation, des règles négociées et des résultats concrets et durables pour les acteurs concernés correspond bien au mode de gouvernance que nous souhaitons mettre en œuvre. Ce qui est vrai à un niveau macro l’est tout autant à un niveau micro, à l’échelle de l’entreprise et de son conseil d’administration ou de son conseil de surveillance, qui devrait rassembler la diversité des parties prenantes. Créer les conditions de cette diversité, de la pluridisciplinarité, de la pluralité des points de vue, de la controverse, du débat contradictoire dans un comité de direction et plus généralement dans tout processus de décision, participe d’un même objectif. C’est de la responsabilité de l’Etat de droit de contribuer à la création de ces conditions. Du micro au macro, la question de cette gouvernance là est capitale, sans quoi rien ne changera effectivement. Cela suppose une vraie volonté politique de tous les acteurs et la conduite d’un véritable combat pour y parvenir.

La formation initiale et continue des décideurs à la responsabilité sociale et sociétale

La crise actuelle est aussi systémique. Les systèmes de gouvernance, de prise de décision, de pilotage sont questionnés, mais pas ou peu remis en cause. La question de la conception, de la diffusion et de la propagation, de la reproduction de ces systèmes, souvent érigés au rang de modèles, avec l’appui bienveillant des grands cabinets d’audit et de conseil, mérite une attention toute particulière.

La question de la formation initiale et continue des décideurs et des élites mérite également une attention toute particulière, tant elle prédispose ceux-ci à une très faible capacité d’analyse critique de manière générale et de ces systèmes tout particulièrement. Je pense par exemple aux modèles de pilotage par la valeur ajoutée actionnariale ou au lean management. Les entreprises qui se déclarent socialement responsables en parlant sans cesse de Responsabilité Sociale des Entreprises, ne sont pas encore allées au bout de l’exercice pratique de questionnement de leurs propres systèmes, de développement de la formation de leurs managers à cette responsabilité sociale.

Former plutôt que licencier et préparer les reconversions par exemple, ou bien renforcer le lien entre les jeunes et les entreprises, ou encore lier les rémunérations des dirigeants à des critères sociaux et environnementaux débattus avec les représentants des salariés, comme le préconise la CFDT présenteraient de vraies solutions. L’épreuve de vérité n’a donc pas encore eu lieu. C’est pourtant là aussi un point de passage obligé à un autre modèle de croissance prenant en compte toutes les dimensions d’un développement durable. Un levier important donc d’une sortie « autrement » de la crise.

La coresponsabilité en matière de prévention des risques et d’alerte

La crise actuelle est aussi celle de la responsabilité. Dérives de toutes natures, dépassements de lignes jaunes, franchissements de seuils irréversibles… tous les décideurs ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas. Entre ignorance, inconscience ou prise de risques en toute connaissance de cause lors de la prise de décisions, la palette est large des situations de responsabilités individuelles. Les cadres, les managers sont en première ligne dans ces situations de tensions, de dilemmes professionnels, lorsque l’injonction de faire percute une éthique personnelle et des valeurs. Quelle est leur liberté d’expression ? Disposent-ils d’un droit de retrait ou de refus, d’un droit d’alerte ?

La prévention des risques de toute nature passe inévitablement par la négociation collective des dispositifs d’accueil et de traitement des alertes professionnelles. C’est-à-dire le contraire de ce que l’on observe aujourd’hui de la part des entreprises qui de façon unilatérale imposent des systèmes organisés de délation. Ces dispositifs doivent impérativement satisfaire cinq conditions majeures. Ils doivent être négociés collectivement avec les instances représentatives du personnel. Ils doivent garantir la confidentialité (et surtout pas l’anonymat, source de toutes les dérives et abus) et la protection du lanceur d’alerte. Ils doivent organiser la prise en charge et le traitement des alertes par des collectifs paritaires, garants de la pluralité des acteurs, de la pluridisciplinarité des expertises. Ils doivent permettre la mise en œuvre des actions correctives auprès des acteurs concernés, mais également par la remise en cause de pratiques managériales et/ou d’organisations ou de systèmes de gestion portant eux-mêmes les facteurs de risques ou les germes pathogènes. Et enfin, ils doivent prévoir dès l’origine les modalités d’évaluation des actions correctrices ou préventives afin d’améliorer en permanence le dispositif d’alerte.

La négociation de systèmes d’alerte professionnelle est un levier non négligeable d’une sortie « autrement » de ces crises.

La mobilisation de tous les acteurs pour un nouveau contrat sociétal

Mais la crise que nous traversons est aussi une crise de sens, de finalité. Très nombreux sont les cadres qui depuis de nombreux mois, nous font part de leur mal-être au travail, de l’absence de perspectives, de « panne de sens », de manque de reconnaissance et même de respect. Ils nous disent de plus en plus souvent leur impossibilité de bien travailler, de bien faire leur métier, de fabriquer des produits ou des services de qualité, de rendre des services aux usagers, aux patients… Ils nous font part de leurs dilemmes professionnels lorsque ce qu’on leur demande de faire va à l’encontre de leurs valeurs, de leur éthique personnelle ou de la déontologie de la profession. Ils nous disent combien c’est parfois insupportable, combien ils ont parfois envie de fuir. Ce n’est pas la crise actuelle qui est à l’origine de cela. Elle n’a fait que révéler des ressentis et des situations antérieures. Ce n’est pas le travail qui est en crise, mais ce qui fait ou défait, crée ou tue le travail. Les salariés ne demandent rien d’autre qu’à devenir ou redevenir acteurs. Ils ne demandent rien d’autre que de retrouver des perspectives, un après-demain qui fasse sens, qui donne envie, qui éclaire l’horizon. Ils ne demandent rien d’autre que de s’épanouir dans leur environnement professionnel et que soient réunies les conditions d’exercice de leur responsabilité professionnelle prenant mieux en compte la finalité économique et sociale, les enjeux d’un développement durable. Ils ne demandent rien d’autre qu’un peu plus de reconnaissance, plus de valorisation de leurs compétences. Lors du dernier congrès d’UNI Cadres à Melbourne, les cadres présents nous ont exprimé les mêmes souhaits. Ils ne demandent pas mieux dans leur responsabilité de managers et d’encadrement d’équipes de créer les mêmes conditions de bien être au travail pour leurs collègues.

Si la volonté politique est au rendez-vous pour créer les conditions d’un nouveau mode de développement et de croissance, si les partenaires sociaux jouent pleinement leur rôle dans ce processus, encore faut-il que les acteurs eux-mêmes que sont les salariés, les travailleurs, les citoyens consommateurs se sentent concernés, impliqués, partie prenante et donc pleinement acteurs de la construction d’un nouveau contrat sociétal. Cela suppose une appropriation, une pédagogie de la réforme, un rythme du ou des changements à opérer, pour que chacun à son niveau, avec ses propres moyens, puisse dire « effectivement, ce n’est plus comme avant » et encore mieux, puisse ajouter «… et j’y suis un peu pour quelque chose ». Quel formidable défi collectif.