J’étais un jeune inspecteur du travail lorsque sortit, en septembre 1981, le « rapport Auroux »[1] dans une version multigraphiée que j’ai conservée presque comme une relique. Ce fut un moment de saisissement, d’éblouissement, un vrai choc provoqué par la nouveauté et l’ampleur de vues audacieuses qui allaient, nous le pressentions, faire entrer le droit du travail dans une nouvelle époque. Le grand projet d’accomplissement de la citoyenneté allait galvaniser d’emblée nos énergies sous un nouvel horizon d’attente[2].

Et dans les deux ou trois années qui ont suivi, nous nous sommes faits les missi dominici enthousiastes d’une démocratie sociale redynamisée. Je garde un souvenir ému de ces visites où nous portions le message de la parole libérée et de sa fécondité pour l’entreprise elle-même par association des salariés, via les groupes d’expression, à son fonctionnement de l’entreprise et donc, dirait-on aujourd’hui, à sa compétitivité. Un chef d’entreprise me dira un jour, l’air amusé : « Mais, monsieur l’inspecteur, vous avez un discours de moine-prêcheur ! ». Prêcheur sans doute ; moine, c’était une autre histoire ! Mais en Bretagne, terre mystique, lieu d’élection de la deuxième gauche, ce style s’accordait bien au décor.

Avec le recul du temps, comment apprécier l’impact du carré d’as des lois Auroux[3] sur le système des relations sociales ?

La question était, il y a 15 ans, au cœur  d’un colloque organisé à Brest avec la participation de Jean Auroux[4]. Nous l’avions précisée dans les termes suivants, que je reprends : les lois Auroux ont-elles été inaugurales d’une nouvelle ère ou conclusives d’une époque sur le point de basculer dans l’histoire ? Ne sont-elles pas venues « trop tard » pour accomplir une époque, celle de la société industrielle déjà en déclin – le thème de la société post-industrielle, cher à Alain Touraine, était dans l’air depuis le début des années 1970 – ou « trop tôt » pour accompagner une nouveauté encore indécise, celle de la société de services où le collectif ployait déjà sous le primat de l’individu ? Chant du cygne ou chant du coq ?

Avant d’aller plus loin, je voudrais remettre en mémoire l’éminente contribution de la CFDT à la construction de ce dispositif législatif. « Appelée à exprimer son avis dans le cadre de la rédaction du futur rapport, se souviendra Jean-Paul Jacquier, à l’époque secrétaire national du syndicat en charge du dossier, la CFDT a remis un document d’une cinquantaine de pages, Des droits nouveaux pour les travailleurs et leurs organisations syndicales, dès le début du mois de juillet. Cette promptitude montre à quel point notre organisation était prête sur de nombreuses questions. Cela montre aussi l’importance attachée à cette question des droits qui justifiait alors une mobilisation interne dans l’élaboration et l’écriture des propositions. »

La démarche de la CFDT se caractérise par le souci affiché de faire droit aux nouvelles « exigences des salariés » dans une approche renouvelée du fonctionnement collectif à l’heure de la « société des individus ». Le grand mouvement social durkheimien se fissure pour laisser place à une configuration d’allure transpersonnelle. Car, « pour la CFDT, il est essentiel que les travailleurs puissent être eux-mêmes les acteurs du changement ». D’où, deux conséquences :

– la proposition d’un « droit d’expression des travailleurs » expressément référé à « la démarche autogestionnaire essentielle à la qualité de leurs débats et de leurs propositions ». Un immense défi, puisqu’il s’agit de passer de la démocratie représentative à un régime mixte ouvert à la logique de démocratie directe. « Nous étions seuls, dira un peu plus tard Edmond Maire, à porter l’ambition du droit d’expression. Si nous avons réussi, ajoutait-il, c’est en raison de notre persévérance, mais aussi parce que notre revendication correspondait bien à une aspiration profonde des salariés, à un besoin économique et à un progrès de la démocratie[5]. »

– la redynamisation de la négociation collective dans la ligne, rappelle J.-P. Jacquier, des idées avancées par J.-P. Murcier, responsable du service juridique de la CFDT, en juillet-août 1979 dans un article de Droit social, autour de trois thèmes : le comblement des vides conventionnels, la négociation et l’application des conventions, ainsi que la question de la représentativité des signataires, l’obligation de négocier, y compris au niveau de l’entreprise, le contenu de la négociation avec interdiction de toute décision unilatérale à défaut d’accord. Cette priorité se lit à chaque page du rapport de la CFDT au point de donner l’impression d’une minoration du rôle des IRP[6], à l’exception du syndicat en charge exclusive de la mission négociatrice. Les deux lois sur l’expression et la négociation « ont été couvées dans le nid CFDT », comme le rappela Jean-Paul Jacquier à Brest en faisant part, en ces termes, du bonheur ressenti : « Rares sont les moments dans la vie où l’on a l’occasion d’écrire un morceau d’histoire […] et d’agir dans l’allégresse du novateur […]. Pour l’acteur que j’étais à l’époque, les Droits nouveaux laissent d’abord le souvenir d’un moment d’intense jubilation partagée avec tous ceux qui m’entouraient[7]. »

J’en reviens à la question initiale : les lois Auroux ont-elles véritablement marqué l’histoire en y imprimant des changements profonds et durables ? Réponse affirmative sans hésitation avec, tout d’abord, la conviction que les lois Auroux ont activement contribué à l’émergence d’une nouvelle culture des droits dans l’entreprise. Le mouvement de citoyennisation en marche depuis plus d’un siècle a culminé avec la reconnaissance des salariés dans un statut d’acteurs et de titulaires de droits individuels, à commencer par l’expression dans laquelle se condensent la plupart des autres. Si les groupes d’expression n’ont pas produit les résultats escomptés, le droit à la parole est désormais un acquis que l’on souhaite irréversible malgré des vents contraires. Il faut rendre hommage aux chefs d’entreprise qui ont joué le jeu de la parole ainsi qu’aux juges et à la Cour de cassation, en particulier, qui ont activement œuvré à sa garantie effective. Cela dit, on voit bien qu’une telle avancée pose la question urgente d’une pensée nouvelle du social, du collectif, qui fasse droit aux nouvelles attentes des individus selon le schéma tracé par Georges Gurvitch dans le sillage d’Emmanuel Mounier, de Proudhon et de Jaurès, d’un social « transpersonnel ». C’est à mon sens l’un des grands défis des temps à venir, à la fois pour les entreprises qui mesurent bien les effets délétères de la concurrence entre les salariés et pour les syndicats en difficulté de recrutement.

Deuxième conclusion : les lois Auroux ont contribué à l’acclimatation dans notre pays d’une culture de la négociation collective. On est certes encore loin du compte et Jean-Paul Jacquier n’avait pas tort de se désoler, de « l’introuvable dialogue social[8] » qui relève trop souvent d’une pratique sans la foi. Pourtant à la faveur de la généralisation de la négociation à tous les niveaux impulsée en 1982, à la faveur également du contexte de crise durable qui a donné du corps à l’idée cardinale de compromis. La racine du problème a été bien identifiée par Pierre Rosanvallon. Je le cite : « Le malaise français, on ne le dira jamais assez, est d’ordre intellectuel. C’est dans les têtes que se trouvent les blocages, les aveuglements et les peurs[9]. » C’est à ce niveau précisément que se réalise un lent déplacement d’imaginaire par substitution progressive du « protagonisme » dans une négociation transactionnelle à l’« antagonisme » systématique d’antan. Il est à mettre, très largement, au crédit du dispositif Auroux.

Un dispositif qui, et c’est ma troisième conclusion, a eu le réalisme et le courage de travailler à l’émergence d’un nouveau mode d’articulation entre l’économique et le social, condition pourrait-on dire infrastructurelle de l’aptitude de notre pays à répondre à la crise déjà là. Il s’agit d’en finir, énonce le rapport de 1981, avec « l’excessive soumission du développement social aux contraintes économiques » et d’admettre que « l’exercice des droits nouveaux est aussi une garantie pour notre avenir économique, dès lors que chacun est conscient, dans l’entreprise, de ses droits et de ses devoirs c’est-à-dire de ses responsabilités[10] ». Et, un peu plus loin : « il importe désormais que les uns prennent davantage conscience de sa dimension sociale, et les autres davantage conscience de sa dimension économique[11] ».

Tel était le nerf d’un projet tendu vers la recherche d’une nouvelle synthèse entre les composantes de l’entreprise dans le cadre d’un réformisme conséquent fondé sur l’imbrication en tension des deux logiques : celle des droits fondamentaux et celle de l’efficacité, celle de participation accrue des instances représentatives, des salariés eux-mêmes et celle d’« unité de direction et de décision » susceptible de nouvelles évolutions dans l’esprit qui sera défini par le rapport Gallois[12] 30 ans plus tard. À elle seule, cette philosophie du compromis n’apporte pas de réponses toutes faites, mais elle trace le cadre général d’émergence d’une démocratie participative aboutie et d’une codétermination toujours en gésine.

[1]-« Les droits des travailleurs - Rapport au président de la République et au Premier ministre ».

[2]- Et me conduira, par un besoin d’intelligence rétrospective, à mettre en chantier une histoire du droit du travail dont la 4e édition est sortie en 2021 avec une préface de Laurent Berger sous le titre inchangé Du silence à la parole. Une histoire du droit du travail des années 1830 à nos jours, Presses universitaires de Rennes.

[3]- Lois du 4 août 1982 sur les libertés et l’expression dans l’entreprise, du 28 octobre sur les institutions représentatives du personnel, du 13 novembre sur la négociation collective, du 22 décembre sur les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail.

[4]- Jacques Le Goff, Les lois Auroux, 25 ans après (1982-2007). Où en est la démocratie participative ?, Presses universitaires de Rennes, 2008.

[5]- Désormais les salariés s’expriment, colloque CFDT, mai 1986, p. 60.

[6]- Institutions représentatives du personnel.

[7]- Jacques Le Goff, op.cit. p. 65.

[8]- Jean-Paul Jacquier, France, l’introuvable dialogue social, Presses universitaires de Rennes, 2008.

[9]- Pierre Rosanvallon, La nouvelle critique sociale, Seuil, 2006, p. 8.

[10]- « Les droits des travailleurs », op. cit.

[11]- Ibid., p. 3.

[12]- « Pacte pour la compétitivité de l’industrie française », 2012.