La crise sanitaire accélère considérablement la virtualisation du monde, sans les fracas et sans l’apocalypse auxquels nous préparaient pourtant les films de science-fiction. Tout à fait naturellement, pour protéger nos vies, et éviter la contamination, le télétravail s’est généralisé partout, autant que faire se peut. Avec l’aide de technologies qui nous étaient déjà depuis longtemps connues, testées de manière restreinte, jusqu’à présent. Les masques nous ont fait perdre nos sourires, mais aussi l’identité visuelle de nos visages. Une certaine habitude de la distance et de l’anonymat s’est installée. Et en quelques mois, nous avons en définitive remplacé les liens fortuits de contact, par des liens virtuels, informatisés. En oubliant à cette occasion toutes les craintes que nous avions sur le partage systématique de nos données les plus personnelles. Les mentalités ont changé considérablement dans un court laps de temps, nous plongeant dans une expérimentation grandeur nature de ce monde distant qui nous effrayait tant. Force est de constater que le principal danger de la situation n’a pas été le numérique, qui nous a au contraire accompagné docilement.  Cette révolution était certes inévitable. Mais qui aurait pu prévoir qu’elle advienne si rapidement sans aucune résistance ?

Le risque psycho-social

Nous avons donc basculé dans le tout-numérique. Et le monde du travail a été le premier à se transformer, dans la mesure où il disposait déjà à la fois des équipements et de l’organisation agile nécessaire, pour conserver une certaine efficience dans les équipes maintenues à distance. Finies les réticences quant à la durée maximale en jours du télétravail. Il a finalement été plus difficile d’enjoindre les employés à reprendre leurs places physiques. Globalement le ralentissement économique a également mis une pression sur les salariés parfois contraints d’accepter des baisses de salaires pour conserver leur emploi. Dans ce contexte, personne n’a songé à protester, et la distance s’est faite.

Certes, la situation n’a pas convenu à tout le monde, mais le droit a su se contorsionner pour assouplir les contraintes qui pesaient sur les employeurs. Certaines inégalités sont tout naturellement devenues plus caricaturales. Mais comme on dit, c’est la faute au contexte.

Certes, les risques psycho-sociaux ont explosé, mais en même temps on trouvera toujours des contre-exemples pour lesquels la liberté d’entremêler intimement la vie professionnelle et la vie personnelle est une bonne surprise.

Et le mot surprise convient assez bien. Car il s’agit bien d’un nouveau monde, avec de nouvelles normes qui a jailli, et qui refuse d’emblée toute comparaison avec la vie d’avant. La page est tournée, pour une raison impérative, quitte à oublier une partie de nos acquis sociaux. Ce qui dans un contexte de pression financière, n’est pas la meilleure équation qu’on ait pu trouver pour que l’humanité s’épanouisse toujours plus en paix.

Et nous voyons aujourd’hui clairement que ce qui nous broie lentement n’est pas la machine, qui est restée à notre service comme un bon soldat, accompagnant nos besoins de mobilité au possible. Plus de questions non plus sur l’automatisation d’une partie de notre économie, dans un contexte de survie de notre industrie. La machine est donc bien celle que voulions en faire. Et les catastrophistes qui prédisaient qu’elle nous mangerait se sont tus.

Le lien en danger

Au-delà du maintien du plein emploi, c’est plutôt sur la nature des liens que nous entretenons entre humains, qu’une question se pose. Les technologies ne servent généralement pas à faire du neuf, mais à reproduire plus efficacement ce que nous faisions déjà sans elle. Pareillement, cette distance entre les individus, qui semble assez irréversible, transforme profondément la nature des liens interpersonnels, dans la mesure où nous disposons de moyens qui permettent d’entretenir des relations, mais plus tant à créer de nouvelles occasions de rencontrer fortuitement. Ce qui dans le domaine des idées reviendrait à taire le génie humain, fait de sérendipité, est tout aussi nuisible pour le lien humain, puisqu’il revient à l’enfermer dans des cercles qui le protègent et le confortent sans plus le confronter. Un brassage étouffé, qui correspondrait à un lent retour à la grotte pariétale !
En tous les cas, une mise en doute de l’autre, qui met en danger nos convictions. L’autre c’est potentiellement le concurrent qui travaille secrètement sur le même sujet, le malade qui pourrait nous contaminer. Et si nous parvenons à maintenir le lien avec ceux que nous connaissions, il n’y a plus tant d’air frais, ni d’envie de se risquer à la confrontation.

Les contraintes de déplacement ont plus motivé à s’installer en retrait, qu’à rêver aux voyages. Nous avons pris conscience de nos besoins vitaux. Et un enfermement s’est généralisé, pour devenir une certaine norme protectrice, puisque le numérique le permet aisément. Et le lien, à l’origine de toutes civilisations, celui qui risque la rencontre, est donc clairement mis en danger. Il détermine pourtant directement l’évolution d’un groupe, comme le succès de tout projet. Ce recours à l’isolement est un dangereux recul dans un confort illusoire.

Précarisation

Et nous avons raison de nous méfier d’un certain avenir qui ferait l’économie de l’humain, qui croirait que le peuple peut tout payer, par la force du nombre. Dans l’histoire humaine, rien n’est linéaire, et l’extrapolation est dangereuse. Les certitudes appellent leurs mises à l’épreuve. L’une d’entre elles est que les anciennes formes de contrat de travail devraient être réformées. Que les accords sur le long terme devraient être dénoncés, au nom d’une saine précarisation globale de la force de production. Sur la croyance préhistorique que plus on court vite, plus on serait productif. Même si dans ce type de stratagème, c’est surtout autrui qu’on espérerait voir courir plus vite !

Il est certain que le modèle paternaliste de la grande entreprise voire de l’administration ultra-protectrice est mis à mal par l’urgence. Mais aussi par une dénonciation globale des statuts protecteurs, rendus opportunément coupables de bien des maux. Le contrat à durée indéterminée deviendrait anachronique, alors même qu’on appelait à un retour du sens qui ne peut fleurir que sur le long terme. A l’heure du slashing généralisé, du cumul d’emplois précaires, du culte de la rentabilité immédiate, il est toujours plus difficile de bâtir durablement et de manière sécurisée.

La précarisation du cumul des emplois se traduit dans une prise en charge par les salariés des coûts qui incombaient à l’employeur, conduisant à la nécessité de construire de nouveaux collectifs. La santé, la cantine, les frais de transport, les formations et remises à niveau extrêmement onéreuses, les congés, impliquent pour l’individu une gestion comptable stricte. La recherche de nouveaux contrats, parfois de quelques heures, et plus généralement la gestion des temps entre deux activités rémunérées, appelle de nouveaux modèles, que je nomme « intérim-matching », pour lesquels les technologies d’automatisation et donc de choix des activités vont se révéler déterminantes. 

Ce morcellement des activités concourt à un alourdissement des charges et responsabilités individuelles, et donc plus insidieusement à une accentuation des discriminations. Si se confirme donc l’inéluctable nécessité de plateformes de partage des activités, rien n’empêche la France, nation des Droits de l’Homme, de proposer des modèles plus libres, et socialement plus responsables que les solutions pressenties chez les constructeurs américains et chinois.

Encore une fois, les technologies ne sont en rien responsables de ces mouvements, et demeurent peu libératoires au final. Elles accompagnent par contre les volontés économiques. Et dans notre modèle, dont nous souhaitons naturellement conserver les avantages, un maintien d’un collectif indépendant des divers employeurs devient nécessaire, pour maintenir un minimum de liberté d’activité, mais aussi un regard sur les parcours qui nous seront proposés.

L’entreprise citoyenne

Osons une caricature, par l’image d’un citoyen isolé physiquement, mais dépendant de l’outil numérique pour organiser l’ensemble de sa vie et de ses relations sociales. Dans ce monde, les grands groupes n’ont pas perdu leurs moyens financiers considérables pour innover, et maintenir une puissance de production intacte en utilisant tous les ressorts du numérique, quand cela est possible.

De l’entreprise d’autrefois, il ne reste plus ni murs, ni portillons. Ce qui différencie un employeur d’un autre, c’est son nom, la notoriété qui lui est attachée, et les valeurs qu’il affiche. A l’heure des réseaux sociaux, à un moment où l’information est immédiatement vérifiable, et où le moindre incident peut être relayé sur la toile, il devient vital de défendre les valeurs qui sont affichées. Là où il était possible de se satisfaire de la communication et de l’effet d’annonce, il devient essentiel d’investir dans les idées citoyennes qu’on défend, pour les faire vivre. Bientôt, il deviendra possible de choisir entre des contrats de très courte durée. Et ce choix d’affecter son expertise et son temps à un employeur ou à un autre se fera essentiellement sur la notoriété de ce dernier.

Pour les grands groupes, il est donc essentiel de miser sur des activités éthiques et citoyennes. Et à mon sens, la première de ces œuvres est l’emploi, et donc le maintien du niveau de vie. Pour servir correctement ses clients, il faut les comprendre. Pour exister dans l’avenir, les organisations doivent dès maintenant représenter suffisamment les populations qu’elles seront amenées à servir. Et c’est bien tout le paradoxe de nos sociétés numériques que de n’être pas suffisamment mixtes et diverses pour le faire. Et de risquer d’être à tout moment disruptée, et de perdre leur pouvoir sur la construction du monde qui les fait vivre.

La clef de la survie économique est bien entendu le maintien et le développement du lien. Mais elle est aussi la compréhension de l’avenir et de ses dimensions fondamentales.

Pour exister demain, transformons les populations que nous employons. Formons mixte et divers. Car ce petit effort n’est pas seulement une volonté de taire les biais de genre, et l’opportunité de s’en targuer. Il est question de se risquer à la création d’organisations plus équilibrées et plus citoyennes, orientées vers un collectif humain lui aussi mixte et divers, plus à même de résister aux crises.  Entendons enfin ce peuple qui craint pour son emploi, et pour les siens. L’entreprise est citoyenne ou n’est pas. Son devoir premier n’est pas d’afficher des profits ou de sauver une trésorerie. Il est d’employer, et de sécuriser des vies. Le tissu économique doit rester indéchirable pour demeurer crédible. Les acquis sociaux qui se dissolvent sont les fruits de combats récents. Seules les forces majeures de notre pays sont en capacité de les défendre. Elles en ont le devoir. Ces acquis ne doivent pas devenir une exception, dans une minuscule parenthèse de notre histoire.